[Alors que Cormac McCarthy vient de nous quitter, nous replongeons dans nos archives. En janvier 2008, nous publiions la critique de “La Route”.]
Auréolé de ses deux millions d’exemplaires vendus aux États-Unis, “La Route” de Cormac McCarthy sort en France et surprend. Moins d’action et moins de meurtres, mais la longue dérive d’un homme et de son fils dans un monde post-apocalyptique.
Dans les solitudes neigeuses du Grand Nord, un traîneau, deux hommes et trois balles de fusil. À leurs trousses, une meute de loups, tous crocs dehors. Sur cette histoire centenaire, avec laquelle des milliers (millions ?) d’enfants ont découvert la littérature américaine, le nouveau roman de Cormac McCarthy calque sa trame – à cette différence près que l’éternel hiver du “wild”, où se déroulait Croc-Blanc, a gagné dans La Route l’Amérique entière. Un continent dévasté – où les rares bipèdes survivants se sont littéralement mués en loups pour l’homme – à travers lequel fuient un père et son fils, nantis, en guise de traîneau et de pécule balistique, d’un chariot de supermarché et de deux balles de revolver.
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Roman d’aventures métaphysiques
À sa manière, La Route revisite ainsi l’enfance du roman autant que le roman pour enfants. Mais quand Cormac McCarthy s’empare d’un genre littéraire, c’est une terre brûlée qu’il lègue à ses successeurs – comment écrire un western après Méridien de sang ou un thriller après Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ? Cette politique de la radicalité, tendance apocalyptique, s’inscrit au cœur même de La Route, où un cataclysme d’origine humaine a jumelé les États-Unis avec le “monde mort, sans eau, sans air” de Beckett. Nulle trace de faune (un chien errant mis à part), une eau saumâtre, un air tellement saturé de cendres que la lumière du soleil ne parvient plus à le traverser. Pour les traces d’humanité, c’est pire encore, tant les barbares de La Route feraient passer pour de doux séraphins ceux de Mad Max – ou les enfants sauvages de Sa majesté des mouches, roman dont McCarthy pousse jusqu’à l’extrême l’atroce postulat.
À travers neige, décombres et charniers, les fuyards tentent de franchir les montagnes des Appalaches, dans l’espoir de trouver plus au sud le salut. À 10 ans, le gamin ne connaît du monde que ce qu’il en voit et, “le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli”, ce que son père parvient encore à lui en dire. Ils sont les “bons”, doivent se cacher des “méchants” et portent avec eux “le feu”. Eu égard à la jurisprudence métaphysique des romans de McCarthy, ces deux rescapés ne devraient pas aller bien loin – depuis La Trilogie des confins, on a pris l’habitude de voir des héros attachants perdre face au Mal leur ultime combat. Mais du bras de fer opposant la cohérence thématique de l’œuvre à l’énergie romanesque investie dans la création de ses héros, l’issue semble ici incertaine ; posée dès les premières phrases de La Route, la question de la survie y électrise rythme et prose.
Au contact des loups de Jack London peut-être, Cormac McCarthy a appris qu’un roman d’aventures – métaphysiques ou non – se devait d’avoir de formidables mâchoires ; de celles de La Route le lecteur reste prisonnier jusqu’aux toutes dernières lignes. Entre congères et caillasses, père, fils et chariot avancent à deux à l’heure, et pourtant, leur progression se suit comme celle de funambules ayant choisi de faire leur numéro sur un toit de TGV en phase d’accélération. Ce suspense paradoxal tient à la renversante assurance avec laquelle McCarthy inscrit les accents bibliques de sa parabole – les cheveux de l’enfant sont un “calice d’or, bon pour abriter un dieu” – au cœur du quotidien le plus concret. Quand le blizzard s’y lève, tourner les pages exige pratiquement le port de gants fourrés. Postnucléaire ou non, son hiver glace le sang. Comme le glacent les terreurs primitives qu’y font ressurgir des ogres, dont les cachots servent, au sens propre, de garde-manger.
Entre désespoir et optimisme
À la fois roman de mise en garde (le “cautionary tale” anglo-saxon), ode à l’amour paternel et aboutissement logique des épopées de la désolation que sont les derniers romans de McCarthy, La Route a pour héros un baroudeur hors pair. À sa virtuosité désespérée fait écho celle de l’écriture. Comme ses personnages, le Cormac McCarthy de La Route voyage sans bagages superflus. Nonobstant leur poésie calcinée, ses phrases, d’où le verbe a fréquemment été congédié, semblent économiser les ressources de la syntaxe autant que les rescapés leurs maigres provisions. Mais la politique de l’embûche, à laquelle le roman doit son incroyable tension, trouve un écho dans les embuscades faulknériennes que McCarthy tend au lecteur.
Au détour d’une description de paysages asphyxiés par la suie, la prose s’envole alors – “la terre glauque sous son linceul suivait tant bien que mal son chemin de l’autre côté du soleil et s’en retournait aussi vierge de toute trace et tout aussi ignorée que la trajectoire de n’importe quelle planète sœur innommée dans le noir immémorial”. En confondant, comme jamais auparavant, son propre regard avec celui de son personnage central, McCarthy fait de ce dernier le dépositaire des chances de survie de la littérature autant que de celles de l’humanité. Le fait qu’au terme d’une œuvre aussi démesurément ambitieuse que radicalement désespérée il consente, pour la première fois, à ne pas placer le combat de son héros sous le signe de la vanité de toute entreprise humaine suffit à faire de La Route son livre le plus paradoxalement optimiste. Le plus poignant aussi : hanté par la menace de l’oubli, le nouveau Cormac McCarthy est assuré de ne pas y sombrer de sitôt.
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