Que se passe-t-il lorsque deux jeunes artistes nées au début des années 1990 s’emparent de la tradition de mise en scène de soi, réactualisant les réflexion de Cindy Sherman (mais pas que) sur la codification sociale des identités ? Réponse avec le duo Elsa Parra et Johanna Benaïnous, exposées dès le 18 octobre à « Felicità », l’exposition annuelle des étudiants félicités des Beaux-Arts de Paris.
Elsa & Johanna. La tentation est grande de garder l’appellation qui nous accueille sur leur site, un portfolio que les deux artistes partagent. Ces deux prénoms accolés, presque un sigle par leur symétrie rythmée, annoncent d’emblée ce qui se tramera dans les images : les déclinaisons en rafale de la forme du duo, et l’occupation d’un territoire mouvant, l’interzone grise entre l’identité réelle et son versant fantasmé. Elsa, c’est Elsa Parra, et Johanna, Johanna Benaïnous. En faisant le choix de se photographier à deux, en se glissant dans la peau de personnages fictifs mais qui existent sans doute quelque part, en adoptant des codes vestimentaires et des attitudes qu’il nous semble avoir déjà croisées, le duo livre un aperçu incisif de la construction de l’identité, entre affirmation du moi et adhérence au groupe social.
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Pour nombre d’entre nous, on les découvrait au printemps dernier, en arpentant les allées du Salon de Montrouge, un rendez-vous annuel destiné à pallier le manque de visibilité des jeunes artistes qui ne travaillent pas encore avec une galerie. Tout juste diplômées, la première ayant fait ses classes aux Arts Déco et la seconde aux Beaux-Arts de Paris, leur installation dénotait clairement au sein de la 61e édition du Salon. Dans un panorama qualitatif mais sage, aux couloirs occupés par des vidéos et des installations ultra-référencées manifestement soucieuses de se construire en se hissant sur les décombres du modernisme, elles recouvraient tout un pan de mur de leurs photos haut en couleur. Leur personnages de papier glacé, figés dans une solitude ouatée, soutenaient d’un air mi-placide, mi-effronté le regard du promeneur de salon. Cette série, c’est A couple of them, un projet évolutif initié en 2014, qui a cimenté leur collaboration et qu’elles présenteront à partir du 18 octobre à « Felicità », l’exposition des étudiants diplômés félicités des Beaux-Arts de Paris.
Se regarder regarder : du voyeurisme considéré comme l’un des Beaux-Arts
On rencontre Elsa Parra et Johanna Benaïnous dans un café sur le boulevard de Belleville, et naturellement, parler des photos, c’est d’abord parler d’elles. En guise de décor à leur première rencontre, New York, où elles effectuent toutes les deux un échange : « New York est une ville qui nous avait plongées dans un état de constante observation : le quidam croisé au détour d’une rue, près d’un stade, attendant le métro ou le bus, ou encore cette personne que l’on se prend à regarder longtemps, décortiquant les infimes détails de la vie que l’on lui prête à travers une posture, un vêtement ou un regard. Ces anonymes, on a souvent la sensation de les connaître, de les avoir déjà croisés à plusieurs reprises dans d’autres lieux. » A partir de ce réflexe somme toute passif de l’observateur, qui se projette et prolonge les signes du quotidien, Elsa et Johanna décident de se photographier et de se mettre en scène elles-même. Tout en étant le sujet du protocole artistique qu’elles élaborent, elles se montrent aussi en train de regarder les autres, délaissant leur propre image au profit de représentation imaginaires.
A première vue, l’exercice est le même que celui de l’auto-portrait, l’exercice favori de l’homo instagramus. Mais le choix d’être systématiquement deux dans les photos change la donne.
« En se photographiant l’une l’autre, il n’est plus question du simple rapport entre un photographe et son modèle : les statuts disparaissent dans l’osmose de performance créative. L’intimité du duo se décline en une multitude de relations à deux : amicale, amoureuse ou familiale. Dans la mise en scène, les personnages permettent ainsi d’étendre la fiction au-delà de la simple représentation d’une identité pour inclure aussi les relations qu’ils entretiennent avec le monde extérieur. »
Au niveau des différents couples d’individus représentés (une quarantaine forment le cœur de la série, d’autres encore sont répertoriés sur un tumblr) on a envie de savoir comment se décide chaque mise en scène. S’agit-il forcément d’individus observés, ou bien de typologies plus génériques, de « caractères » ?
« L’essence de notre démarche était d’être crédible par rapport à nos propres physiques. Il n’a jamais été question de transformation radicale, ce qui nous éloigne de la caricature, que nous voulions éviter à tout prix. » En amont de la prise de vue a donc lieu tout un travail performatif hors-champ, afin de tenter de faire surgir une identité qui leur semble plausible, ou carrément réelle. Elles soulignent : « Nous souhaitons que chacune de ces figures reste empreinte d’une psychologie particulière et d’une humanité qui fera que chacun pourra y reconnaître quelque chose de différent. A la fois universelles et uniques. »
Cindy Sherman chez les « digital natives »
Pour qui aperçoit pour la première fois la série, une certaine tonalité d’ensemble se dégage néanmoins : le portrait en filigrane d’une zone périurbaine imperméable aux flux et reflux des modes, tout comme l’impression de voir défiler les nuances d’une même classe moyenne aux traits tirés et aux coudières élimées. Encore une fois, c’est aussi un reflet indirect des deux artistes : « Comme nous sommes toutes les deux originaires de province, nous nous sommes évidemment retrouvées dans certaines réalités que nous avons pu nous aussi côtoyer plus jeunes. New-York nous a énormément inspirées, par la diversité étonnante qu’on y trouve, notamment dans certains quartiers de Brooklyn, qui sont de véritables théâtres urbains. Mais nos décors, qu’ils soient américains ou français, sont choisis avant tout pour leur caractère atemporel. Là, loin d’un contexte défini, et souvent aussi dans l’inaction, l’errance ou pris dans les menues actions quotidiennes et banales, les personnages peuvent exister pour eux-mêmes. » On est au final assez loin du reenactment de portraits déjà codifiées de femmes, au cinéma ou dans l’histoire de l’art, pratique qu’a consacrée la figure incontournable dont hérite évidemment leur travail : Cindy Sherman.
Les intéressées précisent : « Notre travail appartient à une famille dont Cindy Sherman est la mère, tout comme nous nous sentons également influencées par des artistes comme Diane Arbus, Vivian Maier, Rineke Dijkstra, William Eggelston ou Danny Lyon. » Rajoutons à cela qu’Elsa Parra a fait ses classes aux Arts Déco avec Brice Dellsperger, maître incontestable – en vidéo cette fois – de ce qu’il nomme le « body double« , travaillant depuis le mitan des années 1990 au remake de films plan à plan où il incarne lui-même tous les personnages. Une généalogie prestigieuse mâtinée de la préoccupation générationnelle du duo, respectivement nées en 1990 et en 1991, et que l’on pourrait donc à bon droit ranger dans la fameuse catégorie des « digital natives« . « Notre esthétique s’inscrit dans ce double héritage : la culture photographique du portrait et cette nouvelle culture de l’image. »
Justement, cette double détermination, de la géographie périurbaine et de la génération qui a élu domicile sur les réseaux, créée dans les images un point de friction. Elle leur assigne une densité inquiète loin des esthétiques célébratoires que l’on rencontre souvent – à visée critique ou non – dans les œuvres qui se font le miroir de la condition contemporaine du tout-à-l’image.
« Construire son identité revient aussi à nommer le groupe social dont on désire faire partie »
Spontanément, il m’a semblé que les personnages qu’elles incarnaient étaient ceux qui n’étaient pas conscients de l’image qu’ils renvoient au monde extérieur ; qu’ils s’agissait de ceux qui n’avaient pas le luxe de se préoccuper de la construction leur image. Comme si la mise en scène de soi, la bonne maîtrise de ses codes et de ses usages, était aujourd’hui devenue un facteur de distinction sociale à part entière. Fidèles à l’essence gémellaire du projet, Elsa et Johanna préfèrent de leur côté réorienter le débat sur le collectif : « Fatalement, la généralisation de la culture de l’image de soi entraîne une forte conscience d’appartenance au groupe, puisque construire son identité revient aussi à nommer le groupe social dont on désire faire partie. Sans parle de luxe, car chaque milieu a ses propres codes, être identifié et rattaché à un groupe demeure une nécessité. »
La série « A couple of them » d’Elsa Parra Johanna Benaïnous sera présentée à l’exposition des félicités des Beaux-Arts de Paris, du 18 octobre au 20 novembre au Palais des Beaux-Arts à Paris.
A découvrir également lors de l’exposition des nominés de la Bourse Révélations Emerige, du 4 au 20 novembre à la Villa Emerige à Paris
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