Les sociologues Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie invitent à réincorporer les banlieues abandonnées dans la communauté nationale en réinventant une politique de la ville par le bas, en transformant enfin leurs habitants en acteurs politiques.
Depuis trente ans qu’elle se creuse, et que rien, surtout pas l’État, ne la freine, la relégation des quartiers populaires s’est imposée comme un fait social total. Le ghetto est désormais une part du paysage hexagonal que l’on “esquive”, pour reprendre le titre du film d’Abdellatif Kechiche sorti en 2004. Comme si l’impuissance avait pris le dessus sur l’idée de transformation sociale à l’origine, au début des années 80, du concept de “politique de la ville”.
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“Rien n’a pu enrayer la formation des ghettos (…) ; les cités des banlieues sont des zones où personne ne va, hormis les personnes qui y vivent”, soulignent les sociologues Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie dans une réflexion en forme de sinistre bilan sur la politique des banlieues. Aujourd’hui, 8 à 10 millions de personnes habitent dans ces quartiers, dont la moitié dans des zones urbaines défavorisées : la population y est plus jeune, plus pauvre, moins diplômée, plus touchée par le chômage, en plus mauvaise santé que la moyenne nationale, et se sent, en outre, abandonnée. Les politiques menées depuis trente ans ont contribué à “envenimer la situation” :
“Elles isolent les territoires en difficulté et confinent leurs habitants dans l’accumulation des problèmes ; elles enferment la population dans la passivité, invalidant ses capacités d’action.”
« Le ghetto se construit autour du vide politique »
L’évolution des banlieues depuis le début des années 2000 – “isolement de la population, augmentation d’une violence conflictuelle interne, incrustation de trafics de grande ampleur, rupture de la communication entre hommes et femmes, installation d’une religiosité structurante de la vie sociale, hostilité aux institutions”… – signale la ghettoïsation. Une logique “inséparable du vide politique” dans laquelle est plongée la population de ces quartiers. Or “le ghetto se construit autour de cette absence”, estiment Kokoreff et Lapeyronnie. C’est tout l’enjeu de leur réflexion, qui prolonge et synthétise les recherches menées depuis dix ans : “Fabriquer du politique dans ces quartiers, réincorporer les banlieues dans la communauté, refaire la cité.”
Les banlieues se définissent en effet moins par la pauvreté, le chômage ou la relégation que par une exclusion de nature politique : les populations n’ont ni représentation ni capacité d’expression. Les émeutes récurrentes, dirigées contre la police et les pouvoirs publics, sont pratiquement “le seul moyen d’expression politique qui reste aux populations des quartiers”, elles “traduisent la marginalisation civique, urbaine et sociale”, elles “montrent à la fois l’unité de la question et sa dimension fondamentalement politique”. Or, insistent les auteurs, “la France est un pays où l’intégration politique a précédé l’intégration sociale”, comme l’atteste l’histoire du monde paysan et ouvrier. L’État porte donc une responsabilité immense et l’une des grandes fautes des politiques publiques aura été l’incapacité à prendre en compte les atouts et les forces des populations ; or “on ne sortira pas de la spirale de la dégradation sans favoriser la mobilisation des gens autour d’enjeux politiques, sans leur donner la parole et accepter d’écouter ce qu’ils ont à dire”.
Aucune participation réelle possible pour les habitants
Le principal échec de la politique de la ville se fonde sur ce monopole d’une intervention venue d’en haut, n’offrant aucune participation réelle aux habitants. Ces derniers réclament, outre des aides économiques (essentielles), une véritable reconnaissance et la fin des discriminations : accéder à la citoyenneté et “à la vraie vie”. Ce changement impose des mesures urgentes comme la fin des contrôles au faciès, le droit de vote aux étrangers non communautaires ou la dépénalisation du cannabis, mais, surtout, un nouveau paradigme : il s’agit moins de développer l’assistance que “de permettre aux habitants des quartiers de devenir des acteurs, d’être reconnus comme des citoyens actifs”, “favoriser l’émergence d’une société civile fondée sur des acteurs et refonder la légitimité républicaine”. Un projet politique déjà pensé par le collectif Pouvoir d’agir né en 2010 à l’initiative de militants issus de réseaux locaux souhaitant “valoriser les capacités citoyennes des quartiers populaires”.
“Nous devons franchir un pas que la France n’a jamais osé franchir, celui de l’empowerment : ouvrir aux habitants de ces quartiers l’accès à la capacité politique pour qu’ils soient les auteurs de la définition de leurs besoins et les coproducteurs des réponses à y apporter par un développement social de leur territoire. Notre époque ne peut plus se satisfaire de mesures visant à acheter la paix sociale. C’est notre culture politique qu’il faut faire évoluer et transformer.”
Une nécessité partagée par Nadhéra Beletreche dans son livre Toxi-Cités : “Il ne suffit pas d’engager des politiques sociales, ni même d’élaborer un plan Marshall (que l’on attend toujours) : la gauche doit prendre à bras-le-corps la question de la représentation politique des habitants des cités et accepter de partager le pouvoir avec eux”, écrit-elle.
Pour “repolitiser” les jeunes, il faudra aussi réactiver la mémoire des luttes des générations précédentes (la Marche pour l’égalité en 1983…). Après La Haine et L’Esquive, films clés des deux décennies passées, évoqués par Kokoreff et Lapeyronnie, les années 2010 auront- elles droit à La vie est à nous, titre programmatique d’un vieux Jean Renoir ? Une promesse que la gauche au pouvoir ne doit surtout pas laisser à l’état de grande illusion, à moins de se satisfaire de nouveaux embrasements…
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