Un des immenses trésors cachés de 2013 ressort enfin dignement : Birthdays, de l’Anglais Keaton Henson, chef-d’oeuvre de musique romantique et empoisonnée d’un homme qui vit dans sa chambre, au XIXe siècle. Critique et écoute.
« Je n’aime pas m’entendre”, murmure le frêle Keaton Henson. C’est bête : nous, nous sommes amoureux de sa voix, depuis la découverte en début d’année de son second album Birthdays, qui ressort enfin avec les honneurs dûs à son rang. Un album qui mêle le goût des audaces et fugues d’un Jeff Buckley – qu’il vénère – et le sens mélodique ombrageux et amer d’un Elliott Smith – un autre héros. “J’aime la façon dont le chant de Jeff Buckley est constamment au bord des larmes mais maîtrise ses émotions.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Alternant chuchotements et stridences, Birthdays a été amoureusement affiné par Joe Chiccarelli (White Stripes, The Shins…). Il reçoit la visite feutrée de membres de Band Of Horses, des Raveonettes, d’Alberta Cross et même de Pearl Jam. “Ne me faites pas de mal/Je suis trop fragile/Ne brisez pas mon coeur/Il en a assez vu”, chante Keaton Henson en début d’album, et chacun a respecté cette solitude, jusqu’à s’effacer, jusqu’à murmurer, jusqu’à n’enrichir ces chansons que du bout des doigts – d’or.
L’Anglais n’aime tellement pas le son de sa voix que, jusqu’à présent, il n’a quasiment accordé aucun entretien, répondant par écrit aux questions, par des dessins à l’humour tordu. Pourtant, Keaton Henson parle aussi, de la voix douce, triste et pourtant enjouée, étonnamment claire même s’il la cache dans sa barbe, qui fait la fortune de ses chansons. “Cette voix trop frêle, j’ai essayé de m’en débarrasser, de lui trouver d’autres registres… J’ai tout tenté jusqu’à ce que je me rende compte que les chanteurs que je préférais chantaient comme ils parlaient.” Ces chanteurs, que le Londonien idolâtre dès 15 ans, ne sont pas de son âge. Ils s’appellent Randy Newman ou Loudon Wainwright, ils chantent la condition de mâle adulte avec une cruauté, une dérision et une précision qui parlent à ce gamin déjà à part, élevé parmi les adultes et rétif au cirque social. “J’ai bien essayé de jouer dans des groupes, mais c’était contre nature. J’aime ma propre compagnie, fermer la porte… Je lis beaucoup de choses sur l’histoire, la seule matière qui me passionnait à l’école. Je ne sors pas souvent de chez moi, une partie de moi vit au XIXe siècle, dans les livres de Shelley ou Keats… Et pourtant, j’aime aussi la foule, cet anonymat de Londres, y semer enfin mes fantômes, comme disait Dickens.”
Attaqué de toutes parts quand il sort (crises de panique et d’anxiété, catalogue de phobies…), Keaton Henson partage sa chambre/refuge entre son artisanat de chansons et ses illustrations. Des oeuvres torturées et parfois comiques, qui évoquent autant Gustave Doré que David Shrigley. Sans le savoir, on a d’ailleurs connu l’illustrateur avant le chanteur, quand il vendait à la marque Top Shop une gamme très absurde et sombre de T-shirts (“J’avais besoin de me payer un nouveau micro”) ou concevait des pochettes de disques pour des groupes comme Enter Shikari ou Dananananaykroyd.
C’est dans le va-et-vient entre ces disciplines que Keaton Henson a trouvé son salut. “Si je n’avais pas cette soupape, ces issues de secours vers l’évasion, je deviendrais fou. Je ne peux écrire que lorsque je suis apaisé, ce qui est rare… Les mots, c’est ce qui compte, leur son, leur sens : je suis juste chanteur pour les incarner. Mais quand ils ne viennent pas, je me réfugie dans le dessin. Je dois plonger très profond en moi pour les mots, alors que pour le dessin je suis plus tourné vers l’extérieur, l’observation. J’ai toujours été un rêveur. Gamin, je ne pensais qu’à des choses très sombres, auxquelles je tentais d’injecter de la magie…” On a eu de la chance : on aurait pu ne jamais entendre Keaton Henson, qui n’avait pressé son premier album, Dear, qu’à un seul exemplaire, pour une jeune femme à qui il envoyait ainsi une longue lettre, brute et éperdue. “Je lui ai chanté ce que je n’aurais jamais eu le courage de lui dire. De toute façon, je ne parle à personne… Emotionnellement, je suis sans doute un peu handicapé. Les chansons m’aident beaucoup à m’exprimer, à faire sens dans le chaos qui agite mon cerveau.”
La jeune femme, secouée, ne peut garder un tel secret pour elle seule. Elle fait tourner ces chansons, qui trouvent un label et condamnent Keaton Henson à une nouvelle gamme d’angoisses et de paniques : il faudra faire de la scène. Très peu, principalement dans des musées ou des églises. “Des endroits intimidants, solennels, où le public ne se sent pas à l’aise. Nous sommes sur un pied d’égalité si les gens semblent indisposés, en larmes même.” Il faudra sans doute attendre novembre pour le voir à Paris. “Le seul moment que j’adore dans un concert, c’est quand je quitte la scène. Mais ça fait partie des démons que je dois exorciser”, sourit-il. On va commencer à faire la queue : on veut être au premier rang, pour prendre en pleine face ses murmures.
{"type":"Banniere-Basse"}