Vidéaste et performeuse, la Californienne Shana Moulton se glisse dans la peau de “Cynthia”, addict à la spiritualité new age et aux tutoriels de beauté. En creux, une critique féroce mais non moins envoûtante d’une société sans aspérités (et sans pores apparents) qui promet le bonheur à portée de clic. Rencontre.
Le bonheur ne se trouve plus au bout de l’arc-en-ciel mais de la prochaine pub sponsorisée. Ce constat féroce préside à l’œuvre pop et baroque de la Californienne Shana Moulton, née en 1976, dont les installations et les vidéos construites sur le modèles des soaps déclinent les tribulations de son alter-ego Cynthia. Celles-ci restent cantonnées à la sphère strictement domestique : c’est là, dans un fatras new age digne d’une addict à Amazon que se déroulent ses rêveries intérieures (dans des paysages de type « Colline verdoyante », le fameux fond d’écran Windows), et qu’on l’observe se dépêtrer avec les canons de la beauté féminine pré-packagée.
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Le ton est bienveillant et l’onirisme doucereux. Comme un sirop pour la toux légèrement écœurant, on ne peut s’empêcher de se laisser happer par ses images envoûtantes : à peine si l’on sent poindre sous le bubble-gum le dard de la critique de la surconsommation et des diktats de la jeunesse éternelle.
« Une forme de consommation » : cette formule que vous employez pour décrire votre travail résonne une déclaration de l’artiste Liam Gillick, expliquant en 1991 que « dans les années 1980, beaucoup d’œuvres donnait l’impression d’avoir été achetées dans les bons magasins. Aujourd’hui, on a aussi l’impression que les artistes ont été faire du shopping, mais qu’ils sont rentrés dans n’importe quel magasin« . Il faisait référence au basculement qui s’est produit au tournant des années 1980/90, où l’on est passé d’une esthétique du display (dont Haïm Steinbach est l’un des meilleurs exemples) à une esthétique du recyclage. De votre côté, où avez-vous été faire du shopping ?
Shana Moulton – Si j’avais travaillé dans les années 1990 comme Liam Gilllick, j’aurais certainement commandé des objets pour mes installations via les ancêtres des sites de vente en ligne : le téléachat, ou les catalogues de vente par correspondance américains comme Lillian Vernin et Harriet Carter.
J’ai toujours aimé aller aux fripes. Lorsque j’avais fini de parcourir les portants de vêtements pour y dénicher un motif ou une combinaison de couleur qui attirait l’œil, j’allais fouiner du côté des accessoires de maison kitsch. En 2011, lorsque j’étais étudiante, j’ai commencé à rechercher un type d’objet bien spécifique : tous les objets dont on ne parvenait pas à identifier la fonction. Ce sont sur ces trouvailles que ce sont ensuite construites les narrations de mes vidéos. Le moment où je me suis rendu compte que je pouvais canaliser mon don pour le shopping et m’en servir dans mon art a été très libérateur.
A propos cette pratique de la narration par consommation, vous précisez qu’elle est « générative« , ce qui vous distingue de pratiques d’emprunt pur et simple comme l’appropriationnisme ou le found-footage en vidéo. Où intervient l’élément génératif ?
En achetant ces objets kitsch, étranges et dont quelqu’un s’est débarrassé, j’ai tenté de les extirper du cercle infini de la production de masse, de la consommation et de la culture du jetable. C’est le cas lorsque je veux décorer ma chambre avec ou quand je les fais servir de pivot à une vidéo. Idéalement, le détournement créatif de ces artefacts est une manière de subvertir leur fonction originaire. De mon propre point de vue, il s’agit de recouvrer un certain pouvoir dans la relation que j’entretiens avec ces objets – une manière, en quelque sorte, de leur jeter un sort.
Whispering Pines, une série de dix épisodes vidéo initiée en 2002, est votre projet le plus ambitieux à ce jour. On y assiste aux tentatives de Cynthia de se conformer aux idéaux de féminité et de bien-être véhiculés par la société de consommation. Comment est né ce personnage ?
J’ai l’ai d’abord créé pour porter des costumes médicaux que j’avais confectionnés lorsque j’étais étudiante : des robes dans lesquelles sont incorporés des minerves et des coussins anti-hémorroïdes. Puis, les vidéos se sont autonomisées et sont devenues de plus en plus personnelles. Je n’ai jamais eu l’intention de créer un alter-ego que je continuerais à utiliser tout au long de mon travail, mais son existence m’a permis de construire un cadre où héberger des idées qui se seraient évaporées autrement. Cynthia fournit une assise contextuelle, et elle a ainsi fini par servir de tremplin à tout ce que j’ai pu imaginer par la suite.
Vous activez également les vidéos en réalisant des performances devant la projection, où vous incarnez Cynthia. Pourquoi avoir incorporé cet aspect performatif ?
Lorsque je crée les vidéos, je préfère m’en tenir aux règles communément admises de narration. En revanche, pour les performances-vidéo, je m’autorise à inclure plus de montage. J’imagine que c’est parce les performances ont forcément un point d’ancrage qui focalise l’attention, à savoir mon apparition en live et devant un public en tant que Cynthia, où j’interagis directement avec la progression, narrative ou non, de ce qui se passe à l’écran.
En comparant vos vidéos aux séries de photo de Cindy Sherman des années 1990-2000, où elle incarne également différents personnages féminins, on constate que les modes de représentation ont changé. Là où Sherman a recours à une perspective extérieure, montrant les stéréotypes de la représentation des femmes dans des œuvres préexistantes, vous adoptez au contraire un point de vue auto-réflexif – du miroir de la salle de bains aux vidéos youtube enregistrées chez soi… Faut-il y voir un reflet d’un phénomène social plus vaste ?
Effectivement, même si je ne m’étais pas forcément fait la remarque auparavant. Dans mon cas, cette approche en vase clos de la représentation de soi à soi provient de la réticence et de la difficulté que j’ai à représenter quelque chose que je ne connais pas intimement. Par exemple, je ne pense pas que je saurais scénariser les dialogues et les interactions de plusieurs personnages, car ce n’est pas quelque chose à quoi je suis spécialement attentive dans la vie de tous les jours. Le miroir de la salle de bains, au contraire, s’est avéré être un sujet fécond : pour moi, c’est à la fois une prison et l’endroit où je parviens le plus à libérer mon esprit.
Je me sens toujours obligée d’avouer que Cynthia est basée sur mon expérience personnelle pour éviter que l’on pense qu’il s’agit d’un personnage imaginaire dont je serais émotionnellement détachée. Il est indéniable qu’aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, l’artiste et son œuvre sont de plus en plus confondus. Cependant, il m’est difficile d’estimer comment ce phénomène s’applique à mon œuvre. Pour cette raison, j’ai une relation assez ambiguë aux réseaux sociaux – d’un côté un outil de promotion de mon travail, de l’autre une manière de garder contact avec ma famille et mes amis proches.
Même en traitant de l’invasion oppressive d’objet fabriqués à la chaîne et de spiritualité new age achetable d’un clic sur Amazon, votre œuvre garde une tonalité optimiste et souvent franchement drôle. Est-ce une manière de mettre l’accent sur l’émancipation que peut aussi permettre la mise en scène de soi, si tant est que l’on se la réapproprie ?
Je pense que les selfies peuvent devenir libérateurs si tant est qu’ils célèbrent des apparences étranges ou insolites, et qu’ils viennent vraiment d’une volonté d’auto-design. Mais lorsqu’ils se cantonnent à vouloir se conformer aux canons de beauté en vigueur, ils sont encore plus oppressants que la plupart des représentations de femmes dans les magazines, puisqu’ils donnent l’impression d’appartenir à la sphère quotidienne – alors qu’en fait, il s’agit d’images tout aussi retouchées ! Je me méfie aussi beaucoup de toutes les tentatives pseudo-subversives de selfies où l’on voit des poils ou du sang menstruel, puisqu’en général, ces images prolongent quand même la jeunesse et le corps que l’on a l’habitude de juger attractif.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
L’exposition « Mood Swings » de Shana Moulton est à voir jusqu’au 15 octobre à la galerie Crevecœur à Paris.
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