Invité par le Palais de Tokyo, l’inclassable Tino Sehgal propose une exposition sans œuvres mais avec de l’humain, où il n’y a rien à voir mais tout à expérimenter.
Lorsque le Palais de Tokyo se risqua pour la première fois à confier l’intégralité de ses entrailles de béton à un seul artiste, ce furent les fantômes qui se pointèrent en premier. L’artiste en question était Philippe Parreno, qui en 2013 nous propulsait sur la scène d’Anywhere, Anywhere out of the World.
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Magistrale autant que spectrale, l’exposition faisait bruire l’ancien squat du XVIe arrondissement de voix désincarnées : Marilyn Monroe, Zinedine Zidane ou encore le personnage de manga Ann Lee. Les téléphones sonnaient dans le vide, les pianos avaient décidé de se passer d’interprètes pour faire résonner leurs mélopées, mais déjà, une petite fille en chair et en os était venue nous parler à l’oreille.
“Quel est le rapport entre le signe et la mélancolie ?”
Un sphinx haut comme trois pommes qui nous avait laissés sur une interrogation d’une beauté opaque à laquelle on n’a toujours pas trouvé de réponse adéquate : “Quel est le rapport entre le signe et la mélancolie ?” Cette irruption de l’humain, on la devait à Tino Sehgal, invité par Philippe Parreno à présenter une œuvre dans ce palais des glaces technologiquement reproductible.
Trois ans après, la petite fille a grandi. Elle a aussi ramené d’autres convives : après les fantômes, place aux vivants. Lorsque Tino Sehgal, 40 ans à peine, assurera cet automne la deuxième carte blanche au Palais de Tokyo, il n’y aura même que ça : de l’humain, de l’intersubjectivité, et des questions qui n’arrangeront pas les complexes de l’esprit d’escalier.
“Marcel Duchamp disait que ce sont les regardeurs qui font le tableau” Rebecca Lamarche-Vadel, curatrice
On doit à ce danseur de formation né à Londres et basé à Berlin, qui a fait ses classes auprès de chorégraphes comme Jérôme Bel ou Xavier Le Roy, l’une des œuvres les plus inclassables de ces dernières années. “Le travail de Tino Sehgal, qu’il nomme ‘situations construites’, vise à minimiser les discours sur l’art pour augmenter l’expérience présente. Comme lorsque Marcel Duchamp disait que ce sont les regardeurs qui font le tableau, la matière des œuvres est chez lui constituée de la présence des visiteurs et de leur interaction avec les interprètes”, nous confiait Rebecca Lamarche-Vadel, la curatrice en charge de son plus vaste projet à ce jour.
Si les plus grandes institutions lui ont ouvert leurs murs, du Guggenheim à New York en 2010 jusqu’au Stedelijk à Amsterdam l’an passé, toute rétrospective (il préfère de son côté parler de “survey”, c’est-à-dire de tour d’horizon) est un casse-tête qui fait sortir de ses gonds la machine à exposer.
“Un travail qui ne peut exister que dans la mémoire individuelle et collective”
A commencer par l’interdiction de toute documentation écrite ou visuelle de ses projets, celle-là même qui nous fait placer en image d’ouverture ce cadre vierge. “J’ai dû contacter les personnes qui ont vécu les pièces. Celles-ci en sont devenues les seules sources, les passeurs, garants et légataires d’un travail qui ne peut exister que dans la mémoire individuelle et collective”, explique ainsi la curatrice.
A quelques jours de l’inauguration règne au Palais de Tokyo la même effervescence que lors de tout montage d’exposition. A ceci près que, cette fois-ci, il ne s’agit pas de construire de nouvelles cimaises mais de les ôter, afin de retrouver un espace le plus dépouillé possible.
A califourchon sur une des chaises de bar piquées au décor du défilé de la fashion week qui bat son plein non loin, Tino Sehgal revient sur son parti pris : “Depuis le XIXe siècle, le format de l’exposition s’est imposé comme le nouveau rituel de l’ère libérale. L’exposition est un événement, mais c’est un événement vécu sur le mode individualisé. Mon travail respecte les conditions du monde de l’art : je réalise des expositions, puisque mes situations occupent l’espace pendant les horaires d’ouverture au public, alors qu’une performance, au contraire, est un rendez-vous ponctuel. Récemment, dans mes expositions, j’essaie aussi de générer périodiquement des moments plus collectifs.”
A vrai dire, le Palais de Tokyo ne sera pas tout à fait vide
Ce dynamitage du culte néolibéral de l’individu s’étend à la position de l’artiste-auteur. Car à vrai dire, le Palais de Tokyo ne sera pas tout à fait vide. “La première fois que je suis intervenu ici, j’ai moi-même été invité dans l’exposition d’un autre artiste. Il serait donc inconcevable que je n’en fasse pas de même.”
Le visiteur sera ainsi accueilli par les poissons de baudruche de Philippe Parreno, avant de passer au travers du monumental rideau de perles de Félix González-Torres. Puis, une fois propulsé dans l’estrade, ce seront les choix de chacun, les réponses et réactions aux sollicitations des interprètes, qui détermineront la suite de son parcours – un parcours dont vous êtes le héros, comme le veut la formule consacrée.
“Si tu veux parler à Pierre Huyghe, il est derrière ce trou dans le mur”
Chacun pourra alors (ou non) passer sous le plafond de disques colorés de Daniel Buren, déjà montré au même endroit en 2004, ou au contraire aller se perdre dans le biotope organique de Pierre Huyghe au niveau 0 – “Si tu veux parler à Pierre Huyghe, il est derrière ce trou dans le mur”, nous indique Sehgal.
Toutes les œuvres d’artistes invités, auxquelles il faut ajouter les performances plus ponctuelles d’Isabel Lewis, ont en commun d’avoir été déjà montrées : une manière de tenter d’en finir avec l’obsession des temps présents pour la nouveauté, et de “faire confiance” à la puissance de rayonnement des œuvres.
Certains rétorqueront, c’est mon cas, que la fétichisation de la présence ne permet pas d’échapper au système néolibéral, mais constitue au contraire le dernier stade de son développement – l’événement unique, rare donc cher, étant encore plus monnayable que l’est l’objet tant décrié.
Une chose est sûre : précisément parce qu’il prend à bras-le-corps ces débats, le projet de Tino Sehgal est l’un des plus stimulants de ces dernières années. Et tout comme pour les différents parcours, il offre autant d’expériences et d’interprétations qu’il y a d’individus acceptant de s’y prêter pleinement et sans réserve.
Carte blanche à Tino Sehgal jusqu’au 18 décembre au Palais de Tokyo, Paris XVIe
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