Il y a dix ans, Les Inrocks rencontrait la réalisatrice Justine Triet pour son premier long métrage, “La Bataille de Solférino”, une comédie explosive et très réussie qui renouvelait l’imbrication de la fiction et du documentaire. Quelques jours après sa Palme d’or pour “Anatomie d’une chute”, nous retrouvons avec joie ses mots extraits du passé, où se reflète déjà un engagement pour le cinéma d’une grande franchise.
[Entretien publié dans le n°928 des Inrockuptibles du 11 septembre 2013]
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Un homme à cran et une femme hors d’elle se hurlent dessus tandis qu’auteur d’eux, des milliers de militants socialistes attendent le cœur battant l’annonce de la victoire espérée de François Hollande à l’élection présidentielle. L’homme et la femme au centre du plan sont dans une fiction, celle de La Bataille de Solférino, le premier long métrage de Justine Triet. Tous les corps s’agitent autour, en revanche, sont filmés sans qu’ils n’y prennent garde (de toute façon, aujourd’hui tout le monde filme tout le monde dans ce type de rassemblement) et ignorent tout de cette fiction.
C’est l’incroyable gageure du film : plonger le récit énervé d’une interminable scène de ménage (autour d’un problème de garde d’enfants) dans le grand chaudron de la vie, filmée sur le mode du reportage. Vivement salué au dernier Festival de Cannes (où il était présenté dans la sélection de l’Acid, après avoir été incompréhensiblement écarté d’autres sections parallèles), le film suscite un gros buzz critique et apparaît comme un des plus beaux bourgeons de ce nouveau printemps du cinéma français, dont on lit partout les signes (beaucoup de premiers et deuxièmes films réussis, apparition d’une nouvelle génération de comédiens…). Rencontre avec une jeune femme au trajet atypique à son premier coup d’éclat.
Comment êtes-vous arrivée au cinéma ?
Justine Triet – A la fois par hasard et par conviction. J’ai d’abord voulu être peintre, donc j’ai fait les Beaux-Arts. Je faisais de la peinture figurative, un peu bizarre, un peu expressionniste. Des portraits, des animaux aussi. Je peignais depuis l’adolescence et j’étais persuadée que ça allait être ma vie. Et puis l’arrivée aux Beaux-Arts a été une douche froide, je ne m’y sentais pas bien, jusqu’à ce que je suive un cours de vidéo plasticienne, qui formait au montage. J’ai appris à monter avant de filmer. Et j’ai appris l’histoire de l’art vidéo plutôt que celle du cinéma.
Jusque-là, le cinéma ne comptait pas beaucoup dans votre vie ?
Si, quand même. Enfant, j’ai des souvenirs éblouis de films découverts à la télé, Les Dix Commandements… Ado, j’ai eu un vrai déclic face au Feu follet de Louis Malle. Puis j’ai découvert les films de John Cassavetes et ça a été un choc énorme. Et, en même temps, il me semble que mon père, qui était projectionniste, en diffusait à l’entrepôt, le cinéma où il travaillait.
Cassavetes, c’est un peu la scène primitive de votre cinéma, non ?
Oui, peut-être. J’ai sûrement été très inspirée par lui. Mais d’autres films aussi, comme Portrait of Jason de Shirley Clarke que j’adore aussi. Ce qui est beau chez Cassavetes, c’est qu’il filme sa famille, ses proches, mais on est totalement inclus là-dedans, on ne se sent jamais à la lisière d’une bande dont on est exclus. Même si j’adore Cassavetes, je n’ai pas vu ses films depuis longtemps. Tout comme des films de Pialat, auxquels parfois on dit que La Bataille de Solférino, fait penser. Ça a compté bien sûr, mais il y a longtemps.
“J’ai grandi dans la marginalité. Mes parents étaient bouddhistes. Je passais tous les étés dans la communauté”
Donc votre père était projectionniste…
Oui, entre autres. Il a beaucoup changé de travail. Ma mère aussi. Elle a été mannequin à un moment, puis standardiste, elle a tout fait… J’ai grandi dans la marginalité. Mes parents étaient bouddhistes. Je vivais à Paris, mais ne partais jamais en vacances à la plage comme tous les enfants. Je passais tous les étés dans la communauté. Moi, même enfant, je ne me suis jamais sentie bouddhiste, mais bon, ça m’a quand même marquée.
Ça vous a isolée ?
Oui. Enfant, j’avais l’obsession de la norme. Je n’avais de cesse de prouver à mes camarades que j’étais normale, même si mon père avait la tête rasée.
Votre formation aux Beaux-Arts vous a-t-elle appris des choses utiles pour vos films ?
Ah oui ! Avant tout l’autonomie. Aux Beaux-Arts, on apprend à maîtriser toutes les étapes de fabrication d’un objet. On n’a pas d’assistant. Moi je sais filmer, monter, ça me semble naturel de tout faire. Mon gros souci, aujourd’hui, c’est d’apprendre à déléguer.
Combien de personnes, hors ceux qui sont à l’écran, étaient sur le plateau de La Bataille… ?
Dans les scènes d’intérieur, l’équipe comportait entre cinq et sept personnes. Dont trois sur la lumière. J’avais demandé à ce qu’on éclaire tout l’appart tout le temps pour que les acteurs se sentent libres de bouger comme ils veulent, de changer de pièce et que la caméra les suive. Je ne voulais pas que la disposition des éclairages les contraigne. Ça impliquait de préparer plusieurs pièces pour chaque scène.
Vous tournez beaucoup de prises ?
Parfois ça va très vite. Deux ou trois prises suffisent. Sur les scènes de dispute dans l’appart, ça a pu monter à quarante ou cinquante.
Et à l’écran, combien de minutes sont-elles issues de la journée de tournage pendant l’élection ?
Je dirais une vingtaine. Il y a une scène, où le personnage du baby-sitter et les deux enfants attendent devant un café, qu’on a tournée un autre jour, avec des figurants. Mais ce sont les seuls courts moments de reconstitution. Tout le reste a été pris sur le vif sans aucune figuration, avec des gens qui ne savaient pas pourquoi ils étaient filmés. Et les militants qui sont interviewés par mon personnage (qui dans la fiction travaille pour une chaîne d’info – ndlr) sont de vrais militants, qui répondaient ce qu’ils voulaient. A l’exception d’un militant UMP, joué par Aurélien Bellanger (romancier, auteur de La Théorie de l’information – ndlr), qui dit que “les enfants sont naturellement de droite”. C’est le seul comédien de ces scènes de rue.
Ça pose des problèmes de droit, non ?
Les militants interviewés en close-up savaient, bien sûr, qu’ils tournaient un film, mais on était dans un tel rush, puisqu’il fallait engranger vingt minutes de film en une journée, qu’on leur expliquait très sommairement ce à quoi ils participaient. En revanche, pour les plans larges, où des gens entourent mes personnages, nous étions protégés par la loi qui affirme que s’il y a plus de huit personnes à l’image dans un lieu public, leur accord pour être filmé n’est pas nécessaire. Il y a de toute façon un accord tacite : avec près de cinq mille personnes présentes, tout le monde a un appareil photo et filme dans les sens…
“L’intérêt était de filmer ce qui advient quand un conflit privé se déverse un peu dans la ville”
Comment vous étiez-vous organisée pour couvrir l’événement ?
Il y avait sept équipes : deux personnes sur des balcons, deux autres en bas avec ls acteurs, une pour les interviews, une personne à l’UMP et une personne qui sillonnait à Paris à moto pour avoir les ambiances de cette journée. Ce jour-là, on a produit 26 heures d’images. J’étais hyper angoissée parce qu’on n’avait aucune accréditation, on pouvait se faire virer n’importe quand. C’était de la pure contrebande.
Les CRS et les mecs qui se battent à 4 heures du matin à Bastille, ils se savent filmés ?
L’opérateur était très près d’eux, à un mètre. C’est une règle bizarre. Si tu filmes quelqu’un de très énervé sans son accord et que tu te tiens très près de lui, soit il te colle son poing dans la gueule, soit t’es si près qu’il ne te voit plus. C’était risqué mais ça a marché. Tant mieux car ces scènes sont essentielles : l’intérêt était de filmer ce qui advient quand un conflit privé – une tension dans un couple – se déverse un peu dans la ville, la contamine et aboutit à ces échauffourées. C’est le sens de ce film.
On pourrait dire l’inverse, non ? Que ce sont les personnes qui sont contaminés par une violence, qui est celle du climat politique de la France après cinq ans de sarkozysme et un délitement progressif de l’organisation sociale…
Je me le suis jamais formulé comme ça, mais instinctivement, oui, je pense que c’est ce que je voulais filmer. Bien sûr, je pense aussi que l’individuel est déterminé par le collectif, que quand ça va mal dans les grandes structures, personne aux extrémités ne peut aller bien.
La fiction s’achemine vers une réconciliation. Croyez-vous aussi à un apaisement pour la France ?
Non, pas du tout. D’ailleurs ce jour-là, nous étions tous heureux que la gauche revienne au pouvoir et en même temps déjà désillusionnés. Parce que pour beaucoup de gens de ma génération, il est acquis que c’est désormais l’économie qui régit l’ordre du monde et qu’à cela la politique ne peut plus grand-chose. Evidemment, je souhaite que le climat social en France s’apaise un peu, mais je pense que ça n’est vraiment pas pour tout de suite.
La Bataille de Solférino de Justine Triet, avec Laeticia Dosch, Vincent Macaigne, Arthur Harari (Fr., 2013, 1h34), en salle le 18 septembre.
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