Fondée en 2011, la webradio britannique s’est imposée sans jamais se renier, au point de devenir l’un des principaux canaux de découverte musicale de la planète. Une réussite que l’on doit à une éthique très simple : l’amour de la musique avant tout.
C’est une porte métallique sur Kingsland High Street, dans le nord-est de Londres, coincée entre un opticien et un restaurant turc. Les fenêtres du premier étage, vues depuis la rue, laissent penser que l’on s’apprête à mettre les pieds dans un salon de beauté cheapos. “La clinique de Santé et Beauté”, peut-on lire en rose dans la langue de Serge Gainsbourg.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
À droite, sur l’autre fenêtre coulissante, sont répertoriés les différents soins proposés par l’enseigne abandonnée : “Facial treatment”, “Skin care”, “Holistic aromatherapy”… Et “N t s ”, trois consonnes placées à intervalles irréguliers pour ce qui faisait aussi autrefois partie des prestations, “Nail extension” – on le devine aux traces laissées par les lettres autocollantes retirées depuis. Habile camouflage suggérant la présence en ces lieux des locaux historiques de la station de radio NTS, fréquence la plus influente des années 2010, de la décennie actuelle et probablement de celle qui viendra.
Empire 100 % indépendant
“NTS, c’est tous les styles, mais ce qu’il y a de mieux dans chaque style”, s’enthousiasme Zaltan, fondateur du label français Antinote et DJ résident de la station britannique depuis des années, en alternance avec Nico Motte. Cofondée en 2011 par le DJ digger Femi Adeyemi, partie prenante dans l’organisation des premières Boiler Room, NTS comptait, avant la pandémie de Covid, 1,8 million d’auditeur·rices par mois contre 3,4 millions aujourd’hui, a ouvert depuis des studios à Manchester, Los Angeles et Shanghai, et continue de subvenir à ses besoins en capitalisant sur le merch et des collaborations avec des marques (Adidas, récemment) et des institutions telles que la Tate Modern et l’Institute of Contemporary Arts à Londres.
Quotidiennement écoutée de Kampala à Melbourne via ses deux canaux de diffusion live, NTS est une sorte d’empire 100 % indépendant sur lequel le soleil ne se couche jamais, dont le modèle ne serait pas la BBC, mais plutôt celui des college radios US. Des radios “pirates” qui se caractérisent par leur éclectisme et une absence de hiérarchie ou de préjugés de goût. “Femi a été inspiré par ces stations radios qui faisaient cohabiter plusieurs genres de musique, partagés par des DJ qui créaient déjà des playlists”, nous explique Tabitha Thorlu-Bangura, creative director de la station, arrivée chez NTS il y a plus de dix ans, qui nous accueille dans l’un des bureaux bordéliques de la radio.
Obsédé et le radar à talents toujours en branle, Adeyemi traîne au cours des années 2000 dans la cave du club mythique de l’Est londonien Plastic People (le lieu a fermé ses portes en 2015), contribue à faire vivre le bouillonnement culturel de la ville autant qu’il en est le témoin privilégié, et recense sur son blog Nuts to Soup (une référence aux Simpson) les mixes de sa bande de potes, avant de lancer officiellement son organe radiophonique.
“NTS est un reflet de la richesse de la ville, où s’entrechoquent les idées et les attitudes” Tabitha Thorlu-Bangura
Un organe qui n’aurait sans doute pas pu voir le jour ailleurs sur le globe, tant celui-ci semble prendre le pouls de l’effervescence musicale de la cité anglaise, carrefour de toutes les mixités : “Au départ, la radio rassemble cette petite communauté à fond dans la musique, poursuit Tabitha. Beaucoup des résidents sont des vieux copains de Femi ayant commencé à proposer des mixes. Aujourd’hui, ils sont près de 600 répartis dans le monde entier ! C’est devenu un truc global, mais qui a été forgé par cette idée locale de rassembler divers genres, et porté par des personnes différentes, sur une seule plateforme. NTS est un reflet de la richesse de la ville, où s’entrechoquent les idées et les attitudes. C’est ce qui compte pour nous : embrasser ce choc des cultures.”
Une petite cathédrale dans les nuages
Parmi les plus historiques collaborateur·rices de NTS, on retrouve toujours aujourd’hui Marsha Smith alias Marshmello avec Midnight Marauders, son show diffusé un ou deux soirs par mois, pensé comme une forme de quête du groove ratissant des genres allant de la deep house à la house de Detroit, en passant par le jazz contemporain ou la soul ; ou encore Jack Rollo et Elaine Tierney, duo du même nom que la mensuelle qu’il porte, Time Is Away, qui exploite une formule onirique bien rodée mêlant spoken word (il est souvent question d’architecture), ambient et musique classique, avec cette capacité à provoquer de douces transes dans l’éther. Chaque épisode est construit comme une petite cathédrale dans les nuages et tire profit de toutes les possibilités offertes par la technologie radiophonique pour inviter au voyage.
D’autres shows réguliers proposent des pépites folk et pop psychédéliques méconnues d’ici et d’ailleurs
Du côté des rendez-vous plus récents, le Parisien Pam, régulièrement accompagné d’un·e acolyte, propose le jeudi matin, dans son Early Bird Show aux effluves de café et de pain grillé, une sélection éclectique, entre synthwave, electronica, pop, dub ou shoegaze. D’autres shows réguliers proposent des pépites folk et pop psychédéliques méconnues d’ici et d’ailleurs (Acid Memories, Outsiders Oldies, la Française Louise Chen, la digger Hwabian basée à Séoul…), mais aussi de la trap, de la bass music et de l’ambient techno (dans la mensuelle du duo mancunien Space Afrika) ou encore du trash metal bien hardcore (dans Midnite Madness).
Quotidiennement, des artistes sont par ailleurs invité·es à venir poser un mix dans les studios de la station ou à distance. Autechre, Thomas Bangalter, Blood Orange, Pedro Winter, Lala &ce, Yo La Tengo, Agathe Rousselle, Sampa the Great, Jessy Lanza, Dry Cleaning ou encore les postpunks de Shame, parmi des centaines d’autres, y sont notamment passé·es, brassant une multitude de références et d’influences qui, pour beaucoup d’entre elles, sont introuvables sur les plateformes de streaming traditionnelles.
Autre brillante idée de NTS, les Infinite Mixtapes, qui agrègent, dans des flux continus en direct et catégorisés, les titres extraits des shows des invité·es et résident·es. Une démarche qui contextualise ces titres et remet artistes et curateur·rices au centre des préoccupations, au lieu de faire de la musique le papier peint de nos journées déprimées. Poolside (branchée synth pop et balearic), Sheet Music (ancrée dans les compositions classiques contemporaines) ou encore Low Key (axée hip-hop lo-fi et R&B) prennent ainsi le contre-pied des sélections aléatoires ou marquetées des plateformes et chaînes de musique dites de “mood” – telle Lofi Girl, qui évacue la dimension culturelle et matérielle du hip-hop.
“Il n’y a aucune exigence en dehors de celle d’aimer véritablement la musique et de vouloir la mettre en avant” Tabitha Thorlu-Bangura
“Raconter des histoires”
Tient-on là les raisons d’un succès planétaire ? “La radio est née aux côtés de cette génération qui a grandi avec des sites de piratage comme LimeWire, avance Tabitha, en ayant un accès illimité à tous les genres musicaux du monde en quelques clics. NTS est le premier média radiophonique qui reflète cet état de fait en donnant la parole à toutes les communautés musicales, et pas seulement à celles qui ont un succès mainstream. C’est le pouvoir de la niche. Le pouvoir à ceux qui ont une passion et un intérêt pour la musique : c’est un état d’esprit et un positionnement culturel qui rappellent que les gens ne sont pas seulement intéressés par Beyoncé et que même si on est intéressé par Beyoncé, on peut aussi s’intéresser à Meredith Monk.”
Si n’importe qui peut tenter d’avoir son show sur NTS, Tabitha rappelle que l’autre raison du triomphe de la radio et de son excellente réputation au fil des années se situe dans son extrême sélectivité et son travail méticuleux de curation : “On cherche des gens qui ont un véritable talent pour raconter des histoires à la radio. Il ne suffit pas d’arriver avec un mix, encore faut-il savoir créer une narration. Peu importe le genre, l’âge, l’histoire, le background de la personne, d’où qu’elle vienne dans le monde, il n’y a aucune exigence en dehors de celle d’aimer véritablement la musique et de vouloir la mettre en avant”, précise-t-elle.
Worldwide aujourd’hui, NTS s’est, dans le contexte globalisé que l’on connaît, implantée à Los Angeles, Manchester ou encore Shanghai, dans un souci de prolongement de son travail de quadrillage de l’époque et de porte-voix des iconoclastes de la musique et des courants que celle-ci, dans son infinie pluralité, charrie : “NTS, c’est un ethos, et une attitude à laquelle se réfèrent les gens d’où qu’ils soient. S’implanter localement, c’est aussi chercher à documenter au plus près les scènes musicales du monde entier.”
{"type":"Banniere-Basse"}