Le cinéma comme rituel magique, l’esthétique queer, l’art citationnel… : Bertrand Mandico revient pour nous sur l’influence du cinéma de Kenneth Anger sur son œuvre en particulier et sur le cinéma en général.
Si l’aura démoniaque de Kenneth Anger irradie toujours sur le cinéma et l’ensemble de la culture visuelle, son oeuvre apparaît comme une source d’inspiration inépuisable pour de nombreux cinéastes. Parmi eux, comptons Bertrand Mandico, dont l’esthétique s’est directement nourrie des images magiques d’Anger.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le cinéma comme rituel magique
À l’opposé d’un cinéma narratif traditionnel, le cinéma d’Anger noue un rapport très spécifique à l’image cinématographique et à son histoire. Comme le souligne Mandico, le cinéma y est ritualisé et fétichisé : “Kenneth Anger voit en Hollywood et ses films un paganisme enfoui. Il est fasciné par le Hollywood ésotérique, où les sacrifices humains (stars, starlettes) sont portés par des rites magiques cryptés ou convoqués dans des fictions. Kenneth Anger convoque les anciens dieux, les divinités : par ses décors, par sa lumière, ses costumes et les maquillages. Cette messe flamboyante devient épiphanie lors du filmage, lorsque la lumière impressionne et surimpressionne la pellicule. À son échelle, sans moyens, Anger crée une imagerie intense, il rejoue Hollywood à sa sauce et pousse à son paroxysme le rite cinématographique.”
L’image comme épiphanie visuelle
Par ce fétichisme de l’image, chaque plan apparaît comme une décharge visuelle qui condense tous ses éléments pour produire un choc perceptif chez son spectateur. “Sous l’influence des surréalistes et de Cocteau, Anger parvient à créer des images marquantes qui traversent les époques et se greffent dans la mémoire. Son jeu avec la pellicule qu’il sur-impressionne, deux fois, trois fois, quatre fois, a été aussi très déterminant dans ma pratique. Ces surimpressions sont comme des collages filmiques évanescents avec cette dimension ‘d’aléatoire magique’. Anger crée des images ou des séquences qui hantent. Du cinéma qui continue à se diffuser sous les paupières, comme le dit Terayama, son cousin Nippon. Cette ritualisation m’a profondément marqué, je pense que mon rapport au cinéma a basculé lorsque j’ai découvert cette dimension que déployait frontalement Kenneth Anger ou que déploient d’autres cinéastes de façon plus indirecte tel que David Lynch.”
Un modèle de cinéma
En plus de “prouver que l’on pouvait faire beau, grand et profond avec peu de moyens”, deux pans de l’esthétique d’Anger ont profondément marqué le cinéaste français : “Il y a d’abord un pan voyou-queer et cuir à la Genet : le collage de l’âpreté et de l’onirisme. Un Chant d’amour est finalement très poche de Fireworks, ce sont deux œuvres qui dialoguent et qui m’ont marqué durablement au fer rouge. Et puis chez Anger, il y a le paganisme stylisé. À l’instar de Paradjanov, il charge l’image de symboles et de messages cryptés portés par la gestuelle des personnages. Il produit des images composées qui contiennent des énigmes, ce qui est en soit une forme de narration. Des images oracles en quelque sorte. Cette esthétique et ce rapport à l’image chargée, sont un modèle de cinéma, mais contrairement à Anger je ne parviens pas à me passer de trame narrative ou d’histoire, même minimale. Je dois produire de la fiction pour déployer mes rites.”
Dynamiter le goût établi
Si le cinéma de Betrand Mandico resplendit par son art citationnel, où le trivial se lie au sublime, la violence à la poésie (et à cet égard, Conann ne semble pas faire exception), l’influence de Kenneth Anger et son art du collage semble là aussi déterminante. Scorpio Rising en constitue un exemple emblématique : dans un geste de montage subversif, les images de Marlon Brando dans L’Équipée sauvage croisent les adaptations cinématographiques d’épisodes bibliques et l’imagerie nazie, tandis que la bande-son multiplie les titres musicaux les plus populaires des années 1950. Pour Mandico, cette dimension musicale préfigure le vidéoclip et exerce une influence déterminante sur Martin Scorsese et sur de nombreux musiciens : “Il est devenu une icône pour les musiciens. Car son sens du collage est tout autant visuel que musical, ses bandes sons enchaînent les titres et créent une transe radiophonique.”
Ainsi, cet art citationnel transforme chacun de ses courts-métrages en une “bombe filmique”, qui nous “explose au visage et dynamite le goût établi” : “Ce qui est fou, c’est qu’il n’a réalisé qu’une poignée de courts, mais qui sont tellement denses, que chacun d’entre eux contient plus de cinéma et d’art que la plupart des longs métrages de la même période. Anger est un avant-gardiste, héritier du surréalisme, il précède de peu le pop-art, le cinéma est son médium absolu, son goût pour le collage le pousse à faire cohabiter des références nobles, populaires ou prohibées. C’est ce que j’aime dans l’idée de faire cohabiter des citations disparates : ne pas hiérarchiser, les faire communier pour créer de l’alchimie, détonner pour rester éveiller.”
À partir de la splendeur visuelle des films de Kenneth Anger, Bertrand Mandico tire sa conclusion : “L’académisme est le fossoyeur du cinéma. Si le cinéma d’Anger bouge encore, c’est que l’on n’a pas pu le mettre sous cloche. Les fleurs sauvages gardent leurs épines pour ne pas qu’on les vende dans les restaurants à la fin des repas. C’est la leçon que je retiens d’Anger, il faut savoir rester urticant même lorsque l’on est flamboyant.”
{"type":"Banniere-Basse"}