Après la miraculeuse ressortie de “La Maman et la Putain” en 2022, c’est toute la filmographie du cinéaste qui retrouve le grand écran. En contrepoint, un essai fulgurant vient éclairer la finesse de cette œuvre et son rapport au contemporain.
“Frappez fort. Comme pour réveiller un mort.” C’est le mot punaisé à la porte de sa chambre avant que Jean Eustache ne se loge une balle dans le cœur, chez lui, à Paris, le 5 novembre 1981. Depuis son suicide, les années se sont écoulées avec son fantôme planant sur le cinéma français, partagées entre des batailles d’ayants droit et des relais de copies pirates de ses films à la qualité pour le moins aléatoire.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
A-t-on déjà frappé aussi fort qu’aujourd’hui pour réveiller un mort ? Juin 2023 : depuis sa disparition, le cinéaste de Pessac n’a peut-être jamais été aussi vivant. Alors que la ressortie de la montagne sacrée qu’est La Maman et la Putain (1973), il y a un an, constituait déjà à elle seule un événement majeur, voilà que le reste de la filmographie emboîte le pas pour une ressortie en 4K distribuée par les Films du Losange.
Des secrets vénéneux
À partir du 7 juin, douze autres films d’Eustache seront donc remis entre les mains et yeux des spectateur·rices, enfin rendus à tous·tes. Ces ressorties seront accompagnées, le 23 juin, par un ouvrage de notre collaborateur Philippe Azoury sur le cinéaste, édité par Capricci : Jean Eustache : Un amour si grand… Un livre qui interroge justement l’importance de cette découverte du cinéma d’Eustache pour toute une génération nouvelle et la pertinence de son œuvre jetée dans le contemporain.
On a beau s’y préparer, prendre tout Eustache dans la tronche, ce n’est pas anodin
Tout ceci constitue non seulement un moment marquant de l’histoire du cinéma (une telle filmographie quasiment arrachée au monde pendant un demi-siècle était une pure folie), mais c’est aussi une épreuve singulièrement vertigineuse qui s’annonce pour qui s’apprête à s’enfoncer dans de telles cérémonies. Car oui, on a beau s’y préparer, prendre tout Eustache dans la tronche, ce n’est pas anodin. Si La Maman et la Putain reste l’étendard démesuré de sa filmographie, le reste de l’œuvre recèle bien des secrets vénéneux et obsédants qu’il est aujourd’hui temps d’exposer à la lumière des salles obscures. Parmi eux, le plus fascinant, le plus clandestin, le plus sublime : le trou d’Une sale histoire (1977).
Une sale histoire est un film double, séparé en deux parties distinctes de 25 minutes. On y découvre d’abord la “fiction” en 35 mm, avec Michael Lonsdale (en photo) dans le rôle du narrateur, puis vient le “documentaire” en 16 mm, avec l’ami d’Eustache, Jean-Noël Picq, en narrateur. La même histoire de perversion (un homme regarde le sexe des femmes à travers un trou dans la porte des toilettes d’un café) y est donc racontée à deux reprises, quasiment au mot près.
Échos et de variations
Philippe Azoury insiste sur cet ordre singulier de projection : “C’est inédit, il nous semble, dans l’histoire du cinéma : un cinéaste qui met le film et son remake en vis-à-vis, et dans une position de concurrence. Et choisit en plus de cela de brouiller les pistes en montrant la copie avant l’original, allant à l’encontre du sens courant.” Rejouer ce qui a existé, c’est la grande affaire du cinéma d’Eustache. Quand l’un est plus bourgeois, théâtral, l’autre est davantage enflammé, alcoolisé.
Les deux blocs offrent une large gamme d’échos et de variations, formant un contrechamp impossible commun : celui du trou qui émerge du texte et qu’on imagine de plus en plus férocement. Un trou qui attire tout autour de lui, l’imaginaire et le monde. “Le trou emporte dans son désastre quiconque s’en approche […] Une sale histoire est cet objet dont on peut penser qu’il a frôlé la défiguration du cinéma, son anéantissement. Il n’est pourtant pas impossible qu’Une sale histoire soit l’autre chef-d’œuvre d’Eustache.”
Ce qu’Eustache souhaitait : revenir aux origines du cinéma, juste regarder, écouter, parler
L’affaire du double est l’idée cardinale du cinéma eustachien, son obsession souterraine qui lie tous ses films entre eux. Avec Numéro zéro (1971), il enregistre sa grand-mère en continu avec deux caméras fixes, avant d’amputer son film pour en livrer une version télé titrée Odette Robert. Nous sommes au cœur de ce qu’Eustache souhaitait alors : revenir aux origines du cinéma, juste regarder, écouter, parler. En 1968, il tourne La Rosière de Pessac, l’élection de la jeune fille la plus vertueuse du village éponyme. Il en fera son propre remake en 1979, comme un nouveau rendez-vous.
Comment on broie du noir
Eustache se défendait de porter tout regard moral sur cette cérémonie, prenant la tradition telle qu’elle était, de même qu’il documentait le dépeçage complet du cochon comme un rituel paysan. Il tourne Le Cochon (1970) avec un cinéaste canadien, Jean-Michel Barjol, avec deux caméras et sans se consulter sur la fabrication des plans pour le sacrifice de l’animal. L’altérité est ici déplacée : il s’agit d’unir deux regardants, “deux cinéastes pour obtenir un œil en moins, deux subjectivités pour arriver enfin à un idéal d’objectivité”. Cette circulation dans les villages de France trouve son plus haut point de fiction autobiographique dans un long métrage, Mes petites amoureuses (1974).
Rarement on aura atteint une enfance aussi désenchantée
De retour à Narbonne après Le père Noël a les yeux bleus (1966, où Jean-Pierre Léaud joue déjà un autre en se déguisant, dans une version adolescente d’Alexandre de La Maman et la Putain), Eustache remet en scène son éveil amoureux d’enfance. Le film, sublime parce que rarement on aura atteint une enfance aussi désenchantée, sera un échec public total. “Mais cet échec commercial marque aussi le refus du public à vouloir collectivement encaisser la douleur inconsolable d’un cinéaste.”
Quelque part, cette ressortie en salle est une nouvelle naissance. Cet autre Eustache qui vient au monde serait celui qui demanderait à regarder encore comment on broie du noir, juste une fois encore, une autre fois.
Rétrospective Jean Eustache. En salle le 7 juin.
Jean Eustache. Un amour si grand… de Philippe Azoury (Capricci), 160 p. En librairie le 23 juin.
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}