La philosophe Florence Burgat, spécialiste de la question animale, publie une somme passionnante sur “l’Humanité carnivore”. Paradoxalement, cette végétalienne affirmée pense qu’un des remèdes au massacre des animaux viendra des viandes végétales et de la viande de synthèse.
A l’heure des vidéos de L214, des récits de Jonathan Safran Foer ou, plus récemment, du témoignage de Geoffrey Le Guilcher dénonçant dans Steak machine les conditions d’abattage, alors que le véganisme est “tendance”, on pourrait espérer que cette prophétie de Claude Lévi-Strauss datant de 1996 soit en voie de réalisation :
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“Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.”
Hélas, il n’en est rien, le carnage continue. Des milliards d’animaux sont massacrés annuellement, le burger saignant est presque devenu un plat national… Et cela alors que les progrès agricoles permettraient aujourd’hui de produire toutes les protéines végétales dont notre organisme a besoin, que nos sociétés tolèrent de moins en moins le sort atroce réservé aux animaux, et qu’elles prennent de plus en plus conscience que l’élevage industriel est insoutenable d’un point de vue écologique et économique, surtout si les pays émergents persistent à adopter nos modes de consommation à base de steaks et de chicken wings.
Homo sapiens, omnivore devenu carnassier et parfois cannibale
Une des grandes spécialistes de la question animale, avocate vigoureuse de leurs conditions de vie et de mort, la philosophe Florence Burgat, réfléchit à cette contradiction depuis des années. Elle vient de publier un ambitieux ouvrage intitulé L’Humanité carnivore, qui fait appel à l’anthropologie, la paléontologie, l’histoire, la mythologie pour s’interroger sur la transformation mystérieuse de l’omnivore Homo sapiens en carnivore institué, et même dans certaines sociétés en cannibale meurtrier, par goût pour la chair humaine, une pratique que beaucoup, mal à l’aise avec cette gastronomie tabou, ont longtemps niée.
Capture d’écran d’une vidéo de L214
Florence Burgat n’a pas une vision de l’homme particulièrement optimiste. Dans la lignée de Freud et de sa pulsion de mort, ou encore de l’école de Francfort (Adorno et Horkheimer), elle pense que la violence humaine est une donnée fondamentale, constitutive de l’humanité, que l’on retrouve au cœur de la passion carnivore.
Ce que l’alimentation carnée institue, c’est une relation meurtrière envers les animaux. C’est l’humanité prise comme un tout “qui opte finalement et délibérément, pour l’alimentation carnée, faisant ainsi de celle-ci un élément constitutif de son essence”. Mais si Florence Burgat se demande “par quelles voies envisager la fin de l’humanité carnivore”, elle ne l’attend pas “d’un sursaut moral et d’un désir de pacification”.
La viande in vitro, aliment du futur ?
Le rapport de l’être humain à la consommation de viande, universel et ancestral, est trop profond et complexe pour disparaître. La seule réponse possible à cette passion dévoratrice se trouve pour elle dans le passage qui pourrait se faire, sans que le carnivore en ait une conscience claire, grâce aux viandes végétales et à la viande in vitro.
La philosophe estime que “la perfection des imitations, le mélange, dans un premier temps, de la viande de boucherie avec ces viandes, que le marketing saura présenter comme de la chair animale”, alors qu’il sait si bien nous le faire oublier lorsque cela est réellement le cas, pourra répondre à ce trouble besoin de transformer des êtres individuels animés de vie en une substance générique et indifférenciée appelée “viande”.
Cette “raison carnivore” repose sur la coupure radicale que l’humanité instaure en se considérant comme totalement différente des animaux, une coupure qui s’affirme de façon absolument singulière dans la mise à mort et dans l’absorption de la victime avec tout ce que cela implique du point de vue de sa transformation… N’est-ce pas d’ailleurs cela qui nous fait tant horreur dans l’anthropophagie ?
Le sacrifice : une mise à mort jugée non criminelle
Adoptant une approche structuraliste, Florence Burgat prend au sérieux l’idée d’une “structure sacrificielle” (selon le terme de Jacques Derrida), c’est-à-dire d’une place laissée libre pour une mise à mort jugée non criminelle : la mise à mort des animaux et leur consommation. Le sacrifice, processus multiforme auquel elle consacre un long chapitre, est un phénomène quasi universel, dans lequel certains commentateurs ont pu voir un acte “fondateur de l’alimentation carnée, laquelle est la conséquence d’une séparation ontologique entre l’homme et les animaux”.
Mais si le rite sacrificiel est une des manifestations de cette violence primitive, il comporte, comme cela a été mis au jour notamment par Claude Lévi-Strauss, un principe de substitution ou d’équivalence entre une victime animée et un végétal.
“Lorsque les Nuer, explique-t-elle, remplacent un bœuf par un concombre, ou que les Aztèques remplacent un homme par une figurine en pâte d’amarante, ils n’ont aucune intention morale. La substitution est purement formelle et l’équivalence fonctionne parce que la logique sacrificielle le permet.”
C’est en s’appuyant sur les ressources mises au jour par le structuralisme, que Florence Burgat extrapole ce dispositif dans les sociétés contemporaines carnivores. La “structure sacrificielle” pourrait donc, à l’aide de tout ce qui dans une société façonne les représentations, faire place à “une mise à mort non criminelle”, une fiction comparable dans une certaine mesure à celle qui nous fait oublier que la blanquette dans notre assiette a été une partie sanguinolente d’un adorable petit veau.
“Animal friendly meat ?”
Mais Florence Burgat semble ne pas croire à cet oubli, elle estime que le plaisir gustatif du mangeur de viande est intimement lié à la conscience sous-jacente qu’il dévore un être vivant. Et c’est pour cette raison qu’elle ne croit pas que des tendances moralisatrices et pacificatrices soient suffisantes pour éradiquer l’alimentation carnée. Elle imagine donc de s’appuyer sur les possibilités de substitution offertes par la structure sacrificielle.
Une “structure” est un ensemble qui n’existe par les relations des éléments qui la composent, quels que soient ces éléments, de telle sorte que le “sacrifice peut voir se modifier les éléments qui le forment sans perdre sa cohérence. C’est ainsi que la mise à mort pourrait devenir symbolique et du même coup ses victimes”.
Les viandes in vitro de même que les viandes végétales pourraient se substituer “à celles issues de la mise à mort sans que les représentations de la viande aient beaucoup changé”. Cette ruse de l’histoire en créant une “animal friendly meat” permettrait aux amateurs de viandes mal à l’aise avec la souffrance animale et autres flexitariens de s’adonner à leur goût pour la chair de boucherie. Une utopie ? peut-être, mais qui, en tout cas, ne pèche pas par naïveté. A quand le Big Mac in vitro ?
L’Humanité carnivore, Florence Burgat (Seuil) 480 pages
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