Le directeur du Théâtre du Nord s’empare de la pièce de Molière : le Dom Juan libre penseur et libertin devient dans “Dom Juan ou le Festin de pierre” un sexiste dominant.
Questionnant son époque, Molière met en scène avec Dom Juan ou le Festin de pierre un “grand seigneur méchant homme”, un héros libre penseur et libertin déterminé à en découdre avec les figures de l’autorité jusqu’à mettre sa vie en péril en s’attaquant à la statue du Commandeur. David Bobée adhère à une tout autre lecture de l’œuvre : “En relisant Dom Juan, j’ai réalisé que chaque scène qui compose cette pièce représente quelque chose contre lequel je lutte depuis toujours. Dom Juan est tour à tour classiste, sexiste, glottophobe, dominant…” Cette vision critique annonce, quant à Molière, la couleur d’une réponse du berger à la bergère : le metteur en scène est déterminé à déboulonner la statue de Dom Juan.
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Pour autant, pas question pour David Bobée d’en passer par une sacrilège modernisation du texte : “Quand je monte une pièce du répertoire, je n’écris rien moi‑même, mais je me permets de faire du montage à l’intérieur et de déplacer certaines phrases, répliques ou scènes. Je n’ai opéré, par l’art de la coupe et de la juxtaposition, que des glissements de sens, mais ce ne sont que les mots de Molière.”
Poison ou baume ?
Seule exception à cette feuille de route, la fameuse tirade de Sganarelle qui ouvre la pièce : “Je n’ai changé qu’un mot : dans le monologue d’entrée sur le tabac. J’ai changé le mot ‘tabac’ par ‘théâtre’.” On sait les déboires de Molière avec la censure et les cabales ayant accablé son théâtre… Ainsi, comme le tabac, il peut être considéré comme un poison ou un baume pour l’âme. “Et si l’on change le mot tabac par le mot théâtre, alors on se met à entendre ce que les spectateurs et les spectatrices de l’époque entendaient avec une grande évidence dans cette introduction : Molière répondait à ses accusateurs, tenait propos sur son théâtre, et ce, de façon brillamment déguisée.”
Ce faisant, David Bobée offre à Molière la tribune sans filtre dont il avait été privé. L’élégance du geste du metteur en scène témoigne, sans toutefois revenir sur sa posture critique, de la volonté de s’inscrire dans le cadre d’un débat toujours ouvert où le matériau mis en place par Molière reste un merveilleux véhicule pour faire avancer les idées neuves et témoigner des changements sociétaux de notre XXIe siècle.
Néron, Caligula, Napoléon, Staline à terre
Inspiré par sa visite, à Berlin, du musée de la Citadelle de Spandau où sont exposées les statues déboulonnées du régime stalinien, du nazisme, de la chrétienté, David Bobée pense sa scénographie comme un cimetière des éléphants de la masculinité. L’immense statue d’Ilissos, fleuve sacré élevé au rang de dieu-fleuve, qui apparaissait au fronton du Parthénon et dont le cours s’est tari, occupe le centre de l’espace. Elle sera rejointe par celles d’Achille et d’un conquistador sur sa monture, sans oublier celle du Commandeur, résultant d’une fusion improbable entre des sculptures de Néron, Caligula, Napoléon et Staline.
La très littérale mise en place de ce “festin de pierre” renvoie à l’immémorial et fabrique le cadre d’une auberge espagnole jubilatoire où le metteur en scène invite une troupe internationale à épingler les travers de la pièce en la plongeant dans l’ambiance gender fluid d’un univers polyglotte.
Ainsi, Sganarelle (Shade Hardy Garvey Moungondo) n’hésite pas à jouer les griots au cours du spectacle et transforme avec brio son fameux monologue du début en une chanson douce interprétée en kikongo. Autre surprise exquise, le dialogue entre Charlotte (Xiao Yi Liu) et Pierrot (Jin Xuan Mao) est à découvrir en mandarin, les deux interprètes étant d’origine chinoise. Prenant plaisir à une distribution des genres à rebrousse-poil, David Bobée invite Nine d’Urso à interpréter le rôle de Dom Carlos, le frère d’Elvire, tandis que celui de Dom Louis, le père de Dom Juan, revient à Catherine Dewitt.
Radouan Leflahi en “vaurien admirable”
Conscient qu’un salaud peut aussi être un héros, David Bobée confie enfin à son acteur fétiche Radouan Leflahi le rôle de Dom Juan. Avec sa gueule d’ange et en s’amusant avec un parler de la rue, celui-ci compose avec justesse le personnage d’un “vaurien admirable” conforme aux souhaits de Bobée.
Reste à dénouer la scène de l’affrontement final où la statue du Commandeur entraîne Dom Juan dans les flammes de l’enfer. À l’image de Tony Montana immortalisé dans Scarface par Al Pacino sous la caméra de Brian De Palma (1983), Radouan Leflahi a le torse et le visage couverts d’une pluie de cendres blanches pareilles à de la cocaïne quand il tombe sous les balles du révolver d’une Charlotte abusée et enceinte de ses œuvres. Le plus bel hommage qu’on puisse faire à celui qu’on tient pour le pire des salauds.
Dom Juan ou le Festin de pierre de Molière, mise en scène et adaptation David Bobée, avec Radouan Leflahi, Shade Hardy Garvey Moungondo, Xiao Yi Liu… À La Coursive, scène nationale de La Rochelle, les 7 et 8 juin ; à la Maison de la Culture d’Amiens les 17 et 18 octobre ; au CDN Lille-Tourcoing du 13 au 20 novembre. En tournée jusqu’au 19 avril 2024.
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