Attendu depuis quatre ans, le premier album du Lyonnais Gesaffelstein est un monstre hybride qui alterne déflagrations cinglantes et silences menaçants. De la techno de science-fiction. Rencontre, critique et écoute.
« Oui, on peut dire que je suis un geek”, affirme le playboy Gesaffelstein sans hésiter. Il faut dire qu’il vient de nous raconter par le détail sa passion pour les machines, voire leurs manuels d’utilisation. Voilà ce qui confirme ce qu’on pensait en partie de sa musique : qu’elle est le produit d’une technologie diabolique, que le Lyonnais a su apprivoiser, détourner et annexer avant les autres. Car qu’entend-on sur ses titres les plus violents ? Une prodigieuse et effarante remise à niveau de la techno primitive, venue à l’époque, années 80 ou 90, d’Allemagne ou de Detroit. Mais si Gesaffelstein n’est pas le seul aujourd’hui à offrir à ce fonds de culture un upgrade du diable, lui le fait avec un mélange de brutalité et de sensualité qui fait de son premier album Aleph un trip haletant, avec ses chutes, ses bombardements, ses contemplations et ses séductions fatales.
Car Aleph fait l’amour, Aleph fait la guerre. “L’album est moins dur que ce que j’ai fait jusque là. On ne me proposait que des maxis, destinés aux clubs… Et même dans ces morceaux, je disséminais des indices sur ce que je pourrais faire un jour. Il était hors de question d’offrir de la techno qui tabasse sans que mon univers soit déjà présent, en filigrane. J’aime les atmosphères de musiques de films, les mélodies : le dance-floor n’a jamais été une fin en soi. Les puristes, je m’en fous. J’ai utilisé la techno, son économie, sa marginalité par rapport à l’industrie parce que je savais que ça serait la façon la plus simple de distribuer ma musique. Mais la techno, ce n’est qu’une partie de ce que j’aime. L’underground, ça me fait penser à ces mecs qui ne vendent pas de disques et qui en font une philosophie. Je n’y crois pas une seconde. C’est ce genre d’attitude qui a appauvri la musique populaire. Moi, quand on me propose de remixer Lana Del Rey, je n’hésite pas un instant. Nous avons la chance d’être les enfants de la plus grosse révolution musicale des vingt dernières années, pourquoi garder ce savoir pour nous ?” Comment ce jeune premier aux allures de dandy, éternel espoir depuis bientôt quatre ans, en est arrivé à ce degré de sophistication sonique, de maîtrise de sa carrière ? Quel cursus musical prodigieux l’autorise aujourd’hui à tenter des arrangements aussi risqués, hardis ?
La réponse tient en un mot : incompétence. “Comme je n’ai aucune formation classique, j’ai tout déchiffré seul : les notes, les accords, mais aussi le son, la compression… J’ai passé des années à lire des publications techniques, à regarder des tutorials sur la musique et sa création. Et je reste connecté à tout ce qui se passe en technologie. Je veux connaître chaque nouveau logiciel ou machines, pour ce qu’ils peuvent m’apporter : on atteint vite les limites de ses outils. La musique, je me suis rendu compte que c’était aussi logique que des maths. Du coup, étant sans éducation, ça m’a permis de casser des règles, d’oser des choses qu’un musicien aguerri n’aurait jamais tenté. J’arrive en studio avec une base mais j’autorise ensuite tous les accidents. J’aime ce chaos organisé.” On lui parle des complexes de beaucoup de musiciens electros, incapables d’échapper à la surcharge et aux musicos-de-la-mort dès qu’ils adaptent leur musique à la scène. La réponse fuse. “Je ne me suis jamais senti en imposture. J’ai passé beaucoup de temps sur ma musique pour ressentir une légitimité. Je n’ai pas volé ma place. Même si je ne suis pas un musicien, j’ai trouvé une façon à moi d’écrire une mélodie : je la dessine sur un séquenceur. Je sais dans ma tête ce que donneront ces dessins.”
Sa passion du studio, sa maniaquerie de tous les instants pourraient, devraient faire de lui un éternel insatisfait, ruminant encore et toujours ses morceaux, incapable de les laisser sortir. Au contraire, il est ravi d’achever un morceau, de le figer dans le temps “pour enfin passer à autre chose, à d’autres pistes.” Il réfute par contre l’étiquette de “maniaque”, estimant que s’il peut passer “des jours à régler un son de caisse claire, c’est juste parce que le son n’est pas bon”. Il avoue aussi sans qu’on insiste un goût et un besoin forcenés de travail. “Même si je m’en plains, je passe ma vie à penser à la musique. Ça m’empêche de dormir. C’est la première fois en quatre ans que j’ai arrêté de composer, remixer ou tourner pour prendre du recul et voir ce qui se passe autour de moi. C’est la fin d’un cycle et j’attends le début d’un autre. Le titre de l’album, Aleph, c’est ça : l’alpha et l’oméga qui se rejoignent, le début et la fin.” S’il avoue avoir été une éponge pendant son long apprentissage, à travers les disques des autres qu’il a minutieusement disséqués et analysés, il affirme avoir totalement arrêté d’écouter de la musique à ses débuts professionnels, en 2010, par peur du stress et du parasitage. “J’ai cherché à ne m’inspirer que de moi-même. Mais ce cycle est fini, je suis à l’affût de sons neufs.” On en profite pour le faire parler de son éducation musicale, qui a commencé par une passion pour les musiques industrielles et deux groupes en particulier : les Allemands de D.A.F. et les Anglais de Nitzer Ebb. Il achète alors le synthé emblématique de ces pionniers de l’electro : le Korg MS20. Avant que celui qui allait devenir son ami et mentor, The Hacker, ne vienne greffer ses propres obsessions et sons à cette quête strictement électronique. “The Hacker, je comprenais tout à sa musique, elle était à moi. Cette quête, c’était comme un jeu de pistes magnifique, j’avais l’impression de découvrir un trésor ancien, qui allait de Kraftwerk à la hi-NRG. J’étais en décalage avec les gens de mon âge. A part Joy Division, je n’ai jamais écouté de rock.”
Joy Division, en ombre très lointaine : une des constantes, que ses musiques bombardent ou se recueillent, semblent effectivement être la noirceur de l’ensemble. “Ça a toujours été le cas dans ma musique, alors que je ne suis pas sombre. Je suis à l’aise dans le noir, avec les accords mineurs. J’ai des facilités pour la musique sombre. Ça aurait pu être la natation ou les maths…” Pas la danse : Gesaffelstein fait partie de ces DJ qui ne dansent pas, que l’on soupçonne même de s’être mis aux platines pour justifier leur présence dans des soirées où ils seraient sinon restés sur la touche. “Je sors plus dans les bars que dans les clubs. J’ai testé les raves, les festivals : c’est pas mon truc.” Réticent à évoquer sa vie avant la musique, Gesaffelstein reconnaît avoir longtemps mené une double existence, dans une immense discrétion, voire le secret. “Au mieux, mes parents pensaient que la musique était un hobby. Il n’y avait pas de musique ou de musiciens dans la famille, ils n’ont compris que lorsque c’est devenu mon métier, quand je suis parti en tournée dans le monde entier. Jusqu’à ce que je vive de ma musique, je me suis laissé flotter… J’aimais la musique mais je n’avais même pas d’ambitions. Tout a changé quand j’ai composé Variations, j’ai su que je tenais mon truc, que je n’avais plus de barrières.”
Un ep puissant, violent, opaque mais prévisible comme du Jeff Mills 2.0, qui ne présageait en rien alors (2010) la densité, la fluidité, l’affolante masse d’informations livrées par Aleph. Gesaffelstein affirme pourtant avoir enregistré son album “avec légèreté. En immersion totale, mais sans pression. Il y a ma musique et puis ma vie, mes amis, ma famille. Ma musique n’empiète jamais sur le privé”. Pointilleux, il admet avoir suivi, tout au long de l’enregistrement d’Aleph, un plan de vol très strict, inchangé en deux ans d’accumulations. “Attention, je n’ai pas l’impression de changer le monde musicalement. Mais ce disque a été important pour moi, j’ai gagné un peu d’ego en le faisant, on a fini par me convaincre que j’avais peut-être fait un bon truc, que je vais peut-être apporter ma petite touche à cette musique.” C’est effectivement au rythme des infiltrations, vers la pop ou le hip-hop, que l’on mesure aujourd’hui l’influence réelle et phénoménale des musiques électroniques. Inauguré par Daft Punk ou Justice, ce pont entre la French Touch et les gros players américains est à son tour triomphalement enjambé par le Lyonnais, qui a fourni ses beats à Kanye West et sa science à Lana Del Rey. “Ce qui est intéressant, c’est ce que tu ne contrôles pas : quand la musique de Kraftwerk finit dans les ghettos américains et contribue à la naissance du hip-hop… J’espère ce genre de surprise, de cadeau.”