A l’instar de Laurence Haïm, qui a quitté I-Télé en janvier pour devenir porte-parole d’Emmanuel Macron, de nombreux journalistes s’engagent en politique, à droite comme à gauche. Une pratique révélatrice d’une imbrication dangereuse.
Au bout du fil, la voix est chaleureuse et instaure d’emblée une proximité un brin déconcertante : “C’est Laurence. Désolée, je vais devoir jouer mon rôle de porte-parole…”, avertit Laurence Haïm. Ce sera “non pour cette fois” à notre demande d’interview. “L’histoire, ce n’est plus moi, c’est Emmanuel Macron. Je ne veux plus parler de moi”, prétexte celle qui a couvert cinq élections présidentielles américaines comme correspondante à Washington pour I-Télé, avant de s’enrôler dans les rangs du mouvement En marche ! Le 11 janvier, elle annonçait depuis le Capitole ce virage à 180 degrés sur Twitter, à 6 heures du matin : “Un nouveau monde m’attend. Ravie de rejoindre Emmanuel Macron et son équipe #EnMarche”.
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Washington D.C 6 heures du matin. Un nouveau monde m’attend.Ravie de rejoindre @EmmanuelMacron et son équipe #EnMarche
— LAURENCE HAIM (@lauhaim) 11 janvier 2017
Depuis, elle s’en est expliquée, invoquant sa volonté de “changer de vie” : “Je ne déjeunais ni ne dînais jamais avec les politiques quand j’étais journaliste. (…) Le 20 décembre j’étais à Paris, je l’ai appelé. Je l’ai vu le 24 décembre”, confie-t-elle à la plate-forme audiovisuelle Brut. Un peu plus tard, sur BFMTV, elle évoque son “coup de foudre” pour celui qu’elle compare tantôt à Kennedy, tantôt à Obama.
Des transferts qui confortent les soupçons de connivence
Le manège est connu. Dans le jargon, il a même un nom : “le tourniquet”. Rien que sous le quinquennat de François Hollande, l’ancien présentateur du 20 heures Claude Sérillon est devenu conseiller de l’Elysée, la spécialiste politique aux Inrocks Hélène Fontanaud est passée conseillère en communication de Michel Sapin, et l’ancien de RFI Patrice Biancone a été nommé chef de cabinet de Valérie Trierweiler (elle-même journaliste), et travaille désormais comme conseiller chargé des relations avec les ONG pour la Présidence. La droite n’est pas en reste : en 2007, après trente ans de carrière au Point, Catherine Pégard a rejoint Nicolas Sarkozy comme conseillère politique.
Autant de transferts qui confortent les soupçons de connivence qui collent à la peau des journalistes politiques. Selon un sondage Ipsos datant de 2014, 71% des Français jugent ainsi que les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir. Mais d’où vient cet insensible désir de reconversion qui semble les frapper particulièrement ?
“Ce qu’il faut contester, c’est cette porosité” Alexis Lévrier, historien
Les relations entre les sphères politique et médiatique sont-elles devenues poreuses au point que l’on peut passer de l’une à l’autre presque naturellement ? “Ces deux mondes ne sont pas cloisonnés, ils sont tellement proches qu’il ne peut y avoir que des échanges entre eux. Ce qu’il faut contester, c’est cette porosité”, souligne Alexis Lévrier, historien du journalisme auteur du récent essai Le Contact et la Distance – Le journalisme politique au risque de la connivence (Les Petits Matins).
De la politique… au journalisme
Souvent, la vocation politique des journalistes n’est pas subite. Hélène Fontanaud avait ainsi milité à SOS Racisme aux côtés d’Harlem Désir, avant de devenir journaliste. De même, quand Emile Josselin, fraîchement diplômé de l’école de journalisme de Lille, débarque dans la rédaction de 20 minutes au milieu des années 2000, il a déjà son petit bagage militant.
“Je suis le premier journaliste arrivé dans la rédaction en ayant déjà eu son portrait dans 20 minutes, s’amuse-t-il. D’ailleurs, mes collègues s’étaient fait passer le lien dans une liste de diffusion !” A 23 ans, il était en effet vice-président de la Convention pour la VIe République dans le Nord.
En rejoignant le PS en 2009, pour ensuite diriger la communication numérique de Jean-Marc Ayrault à Matignon, il ne fait donc que reprendre un chemin qu’il avait déjà exploré. “Les journalistes ne sont pas différents du reste de la population, estime-t-il. Des gens qui font d’autres métiers choisissent aussi de faire de la politique. Simplement, ça fait plus de bruit parce que nous sommes des personnalités publiques.”
“Le journalisme de fréquentation est un journalisme sous influence”
Ces reconversions prêtent cependant le flanc aux critiques généralement adressées aux médias, soupçonnés de cultiver l’entre-soi avec les politiques, jusqu’à la collusion. L’association Acrimed (Action critique médias) en a fait un leitmotiv : “Le journalisme de fréquentation est un journalisme sous influence”.
“On ne peut pas, quand on est journaliste politique, ne pas fréquenter le pouvoir, analyse Alexis Lévrier. Mais nous sommes arrivés à un stade où il faut déplacer le curseur vers davantage de distance et davantage de transparence, car ces reconversions sont le symptôme d’une connivence, ou en tout cas d’une ambiguïté.”
Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, cette éthique de la juste distance a récemment fait l’objet d’un éloge appuyé… de la part de Laurence Haïm et d’Emmanuel Macron eux-mêmes. Dans une interview au quinzomadaire Society en décembre, l’ancienne correspondante d’I-Télé affirme ainsi, à propos des Etats-Unis : “Ici, rien n’est mélangé, on n’est pas ami avec les politiques. Quand je suis en France, je suis complètement paumée. Les politiques veulent déjeuner, prendre un verre…”
“Je n’ai pas d’amis journalistes, je ne fais pas de confidences.” Emmanuel Macron
Un mois plus tôt sur Mediapart, le candidat “hors système” se faisait le chantre de la rupture entre journalistes et politiques : “Il y a une connivence entre le monde politique et médiatique dans laquelle je ne me complais pas. Je n’ai pas d’amis journalistes, je ne fais pas de confidences.” A posteriori, la contradiction est abyssale.
“J’ai fait le choix de partir pour faire de la politique”
Pour autant, le cas des journalistes qui échangent leur carte de presse pour une carte de parti n’est que la partie émergée de l’iceberg. Emile Josselin, journaliste politique à 20 minutes, désormais secrétaire de la section PS de Créteil, juge ainsi que certains éditorialistes entretiennent des relations coupables avec les politiques sans pour autant l’assumer : “J’ai fait le choix de partir pour faire de la politique, et je savais que c’était un aller sans retour. D’autres ne l’ont pas fait mais sont beaucoup plus connivents, ce sont même de véritables porte-parole. Voyez les éditorialistes qui passent leur temps sur les chaînes d’info en continu à commenter tout ce qui se présente en tenant un discours très arrêté !”
Passé du cabinet de la ministre du Travail Myriam El Khomri, qu’il a quitté pour désaccord politique en février 2016, à la rédaction en chef de la revue Regards (qui revendique un parti pris antilibéral), Pierre Jacquemain abonde : “Le problème, c’est qu’on nous fait croire en la neutralité journalistique, alors qu’elle n’existe pas. Des éditorialistes comme François Lenglet, Dominique Seux ou Christophe Barbier ont des opinions libérales. Je préfère assumer mon étiquette de journaliste ‘politique’, au sens engagé, c’est moins sournois que de se dire ‘neutre’, l’essentiel étant la transparence. On aurait par exemple aimé savoir d’où parlait Robert Ménard lorsqu’il était journaliste…”
Alors que le média-bashing est devenu un formidable moyen de mobilisation pour les leaders populistes, les journalistes et les politiques n’ont plus le choix. “Il ne faut pas donner prise à ces critiques même si elles sont injustes ou excessives”, conclut Alexis Lévrier.
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