Du 11 au 28 mai, la Cinémathèque française célèbre tous les désirs, dans la nouvelle programmation vertigineuse de Nicole Brenez et Luc Vialle.
Depuis 1996, on ne saurait compter le nombre de cinéastes et de films méconnus programmés à la Cinémathèque française par Nicole Brenez. À ce titre, son œuvre de curatrice est inestimable, tant son geste va à rebours de toute logique commerciale afin de défendre des formes inédites, radicales et subversives projetées dans le respect du matériau d’origine de chaque film.
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Pour ce nouveau cycle, L’Image des plaisirs. Sexpérimentaux, la curatrice s’est associée à Luc Vialle, ainsi qu’aux curateurs invités Xavier García Bardón et Romain Pinteaux, pour proposer une très vaste sélection de films expérimentaux abordant de front la difficile représentation du désir et de la sexualité. Pensés comme une réponse à l’affirmation de Jean-Luc Godard, “On ne sait pas filmer les rapports sexuels”, ces 216 films (!) témoignent de l’immense richesse figurative du cinéma pour donner corps aux désirs. Cette grande diversité formelle répond directement à la pluralité des sexualités et en cela, la programmation accomplit un geste politique majeur, en opposant à la standardisation des représentations, une célébration libératrice et jouissive du désir sous toutes ses formes.
Des premiers films pornos de la fin du XIXe siècle aux films récents de Yann Gonzalez ou de Jean-Sébastien Chauvin, des grands noms du cinéma expérimental (Stan Brakhage, Bruce Conner) aux chefs d’œuvres du cinéma lesbien (Barbara Hammer, Coni Beeson), des poèmes visuels de Jean Genet ou de Kenneth Anger au porno psychédélique de Wakefield Poole : l’éventail de la sélection donne le vertige. Pour s’orienter dans ce dédale cinéphile, on vous conseille quelques séances en particulier.
Un film inédit de Yann Gonzalez en séance d’ouverture
Si le cycle offre un très vaste panorama historique sur le sexe au cinéma, la séance d’ouverture mettra en lumière des regards contemporains, à travers une sélection de courts métrages réalisés dans les années 2020. Une belle entrée en matière, qui suggère que l’histoire du cinéma ne s’écrit pas seulement au passé, mais se réinvente et s’ouvre toujours à de nouveaux possibles et imaginaires.
Cette séance d’ouverture sera notamment l’occasion de découvrir le premier segment du prochain film de Yann Gonzalez. Après avoir filmé le monde du cinéma porno des années 1970 dans Un couteau dans le cœur, le cinéaste français rentre dans le vif du sujet avec Memory Slot, un film porno dont le synopsis présenté par « Wladimir M. » fait déjà rêver : “Rejoins-moi, mon ami. Puisque tu es mon meilleur ami. On m’a parlé de ce lieu. Un lieu lointain. Selon certains c’est le paradis. Faisons l’amour. Toi et moi. Amène le corps, j’amène le beat.”
Des chefs d’œuvres du porno gay
Si les années 1970 ont marqué l’âge d’or du cinéma porno, quelques trésors se cachent parmi cette production diluvienne (dont la plupart des films restent des produits commerciaux assez ingrats). De L.A. Plays Itself de Fred Halsted ou New York City Inferno de Jacques Scandelari aux États-Unis, à Équation à un Inconnu de Dietrich de Velsa en France, le porno gay de cette décennie contient de nombreux joyaux à redécouvrir. Deux d’entre eux seront projetés ce mois-ci à la Cinémathèque : Bijou de Wakefield Poole et Passing Strangers d’Arthur J. Bressan Jr.
Bijou est le deuxième film du prolifique Wakefield Poole, et sans doute son plus célèbre. Si Boys in the Sand pouvait évoquer les films solaires et estivaux d’Éric Rohmer (toute mesure gardée…), Bijou fait penser à Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette. Les deux films se présentent comme une variation autour d’Alice au pays des merveilles, où les héros plongent dans la doublure onirique de la réalité. Alors qu’une piétonne manque de se faire renverser par une voiture, un ouvrier du bâtiment vole le sac à main de cette mystérieuse femme. Une fois rentré chez lui, il fouille à l’intérieur du sac et découvre un mystérieux carton d’invitation pour le club Bijou : il décide alors de s’y rendre (après une séance de masturbation d’anthologie sur les Led Zeppelin). Tout comme Céline entraîne Julie dans un étrange manoir et bascule dans un autre monde grâce à des bonbons hallucinogènes, les portes du club Bijou ouvrent sur un autre pan de la réalité. Derrière ce miroir, aucune trace de Bulle Ogier, de Barbet Schroeder ou de Marie-France Pisier et de leur étrange théâtre, mais l’ouvrier fait plutôt la rencontre d’une bande de joyeux partouzards dans un univers aux couleurs et aux décors surréalistes…
Bien loin des délires psychédéliques de Bijou, Passing Strangers d’Arthur J. Bressan Jr. lui offre un magnifique revers mélancolique. Le film suit ainsi l’éveil à la sexualité d’un jeune adulte. Le sexe y est donc d’abord pratiqué par les autres : les scènes pornographiques sont des images qu’il regarde, ou des scènes rêvées et imaginées. Dans un plan, des images pornographiques sont projetées sur le visage du jeune acteur, comme pour mettre en abyme la position du spectateur-voyeur. Si la mélancolie s’installe, c’est que le film reflète la solitude des spectateurs de films pornos : pris dans leurs désirs, ils·elles sont pourtant incapables de les actualiser et doivent rester face à des images virtuelles et donc inaccessibles.
Deux figures essentielles du cinéma lesbien
Deux des réalisatrices majeures de l’histoire du cinéma (et pourtant encore trop méconnues) seront également mises à l’honneur : Barbara Hammer et Coni Beeson. L’œuvre de Barbara Hammer est sans doute la plus connue, notamment grâce à son long métrage Nitrate Kisses, qui ouvre une trilogie consacrée au lesbianisme et à l’histoire du mouvement gay. Pour la réalisatrice, érotisme et militantisme vont de pair, elle écrit elle-même : “Si je m’attaque à la loi en tant qu’artiste, alors la clause la plus indigne exige que l’art devrait refléter un ajustement aux normes sociales. L’art ne peut se limiter à une moyenne ; ne peut être limité par l’État. Jamais ! L’art est souvent une bacchanale orgiaque et, dans les films lesbiens, orgasmique et organique.”
Coni Beeson, injustement méconnue, sera quant à elle mise à l’honneur lors de la séance Les Filles de feu. Dans Holding (que l’on peut considérer comme un sommet de lyrisme et d’érotisme dans l’histoire du cinéma), deux femmes font l’amour, tandis que les images se surimpriment les unes sur les autres, comme autant de caresses redoublées par la matière même de la pellicule. Il s’agit peut-être de l’un des horizons de cette programmation : la matérialité même du médium cinématographique devient physique et s’enflamme dans une combustion érotique et libératrice.
Si on ajoute à ces noms les splendeurs de Carolee Schneemann, Kenneth Anger, Jean Genet, François Reichenbach, Paul Sharits, Stephen Dwoskin, Gunvor Nelson, Shūji Terayama, Eiichi Yamamoto, Chantal Akerman, Keiichi Tanaami, Jack Smith, Warren Sonbert ou encore Shirley Clarke, et peut-être surtout tous les films encore méconnus ou quasi-invisibles, on se dit qu’on tient peut-être là l’un des événements cinéphiles de l’année.
Cycle L’Image des plaisirs. Sexpérimentaux du 11 au 28 mai 2023 à la Cinémathèque française.
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