La galerie kamel mennour à Paris consacre une exposition d’ambition muséale au “corps de l’autre”. Ici, les artistes femmes regardent le corps masculin, sans réduction au biologique et avec une réelle intersectionnalité.
Depuis 1989, les Guerrilla Girls s’interrogent : est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au musée ? Le collectif d’artistes et activistes féministes s’est formé en 1985 à New York en réponse directe à l’exposition du MoMA la même année, qui promettait “An International Survey of Painting and Sculpture”, soit un aperçu international de la peinture et de la sculpture. Or sur 169 artistes, seulement treize étaient des femmes.
Jusqu’à aujourd’hui, le collectif anonyme à géométrie variable, apparaissant masqué derrière des masques de gorilles, a œuvré à la prise de conscience de la représentation asymétrique des sexes et des genres au musée. Par des actions et la réalisation de posters, elles placent des chiffres sur les inégalités, au moyen des visuels coup de poing et d’une ironie mordante.
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Leur activité dure encore, et aujourd’hui, les musées les invitent et les consacrent. Une question souvent laissée dans l’ombre, en revanche, constitue la qualité plus spécifique de ce que pourrait être un regard féminin : un female gaze, donc. Est-il possible de lui attribuer des propriétés spécifiques, autres qu’une inversion pure et simple ? Pour le dire autrement, comment regarde une artiste femme, dès lors qu’elle élit le corps masculin comme sujet ?
Regarder sans être regardé : la fin d’un privilège
À la galerie kamel mennour à Paris, cette quête fournit un prélude à l’exposition de groupe Le Corps de l’autre, qui rassemble onze artistes ou duos d’artistes qui possèdent en commun d’être nées femmes et d’avoir élu pour sujet des corps d’hommes – de l’autre, donc. Le spectre chronologique est vaste, enjambe deux siècles, mais se concentre sur la partie de l’histoire où la question matérielle de l’accès ne se pose plus.
Le panorama commence donc dès que les femmes ont accès aux mêmes lieux que les hommes à partir du XXe siècle (l’historienne de l’art Griselda Pollock aura rappelé que les impressionnistes n’auraient pas pu pénétrer dans les bars et bordels, sujet favori de leur homologues hommes) et aux mêmes conditions d’éducation (sa consœur Linda Nochlin, elle, se sera penchée sur l’enseignement du nu académique dans les écoles d’art, où le corps masculin était fréquemment masqué voire… remplacé par un bovin).
Alors, cela sera un regard centré sur la vulnérabilité du masculin, comme chez la sculptrice Camille Claudel (1864–1943) représentant son modèle recroquevillé ou la peintre Alice Neel (1900–1984) tournant un regard empathique sur son compagnon toxicomane. Cela sera, plus classiquement, l’inversion des modèles hérités, toujours avec humour et conscience de l’histoire, les études de nus de la photographe Laure Albin Guillot (1879–1962) ou les chroniques de braguettes des passants d’Annette Messager.
Hommes-objets, humains du capitalisme : un prisme intersectionnel
Mais l’impossibilité de réduire le regard féminin se démontre également par les penchants prédateurs partagés, les hommes-objets jouissivement captés par l’organe masculin biface et sans corps de Louise Bourgeois (1911–2010) ou la femme assise sur un homme nu de la surréaliste Leonor Fini (1908-1996). Enfin, comme l’un des contrepoints contemporains, Camille Henrot présente quelque chose comme une pathologie également partagée par les humains du capitalisme numérique : cet homme tout mou, tout flasque, à peine sexué, se masturbant machinalement devant son écran.
La grande aquarelle en question, captant les affects mineurs et le dépérissement du désir, répond à trois décennies d’écart aux toiles abstraites de Judit Reigl : là où cette dernière cherchait une humanité délestée de sa binarité, le contemporain semblerait en réaliser le programme par défaut. Cela serait peut-être la réussite de l’exposition : refuser de saisir le sexe, le genre, hors de l’époque qui en conditionne l’approche et le regard, et redouble le biologique du machinique, le social du technologique. Une intersectionnalité réussie, rarement mise en avant dans les panoramas souvent trop platement réduits à l’identité des artistes.
Le Corps de l’autre (Laure Albin Guillot, Louise Bourgeois, Camille Claudel, Carole Douillard & Babette Langolte, Leonor Fini, Camille Henrot, Annette Messager, Alice Neel, ORLAN, Judit Reigl, Germaine Richier), jusqu’au 3 juin à la galerie kamel mennour à Paris (5 rue du Pont-de-Lodi, Paris 6e)
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