Le décret signé par Donald Trump ce 25 janvier, visant à expulser les sans-papiers, a semé un vent de panique chez les Mexicains vivant aux Etats-Unis. Reportage lors d’éphémères retrouvailles familiales organisées à El Paso au Texas.
Son nouveau-né dans les bras, Priscilla s’impatiente en tentant de remettre le plaid rouge qui le protège. Sa mère, assise à ses côtés, scrute la barrière qui sépare les Etats-Unis du Mexique, le visage crispé. Rien n’aurait dissuadé la famille de se déplacer, pas même le vent étonnamment froid pour cette région désertique.
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Ses grands yeux noirs parfaitement maquillés, des lèvres teintées de rose, Priscilla s’est apprêtée pour l’occasion. Pour la première fois depuis neuf ans, la jeune femme retrouve son grand frère. Sa mère, un fils.
Agée de 20 ans, Priscilla est une chicana, “born in Mexico, but raised in USA” (“née au Mexique, mais ayant grandi aux Etats-Unis”). Lorsque Priscilla n’avait que 11 ans, sa mère a décidé de traverser illégalement le Rio Grande pour échapper à la violence régnant à Ciudad Juárez, située juste en face, de l’autre côté du fleuve, et alors surnommée “capitale mondiale du meurtre de femmes”. Elle laissait alors derrière elle sa ville natale, et son fils aîné, René. Depuis, les deux femmes n’ont jamais pu le revoir. Traverser la frontière, ce serait prendre le risque de ne jamais pouvoir revenir, expliquent-elles.
« Hugs not Walls »
Une histoire douloureuse, partagée par de nombreuses familles sans papiers. Dans le seul comté d’El Paso, plus de 60 000 Mexicains vivraient en situation irrégulière, selon une étude publiée par le Migration Policy Institute, ce qui représente 8 % de la population locale.
Alors, l’association Border Network for Human Rights organise des retrouvailles éphémères, le long du Rio Grande, baptisées “Hugs not Walls”. Avec l’accord des autorités frontalières, les familles séparées se retrouvent, les unes après les autres, pendant trois minutes, sous l’objectif de nombreuses caméras. Pour les distinguer, T-shirt bleu côté américain et T-shirt blanc côté mexicain.
Près de trois cents familles se sont inscrites à cette troisième édition, organisée à El Paso. “Je suis triste et heureuse à la fois, c’est beaucoup trop court trois minutes, on a tellement de chose à se raconter”, regrette Priscilla, les yeux humides. Elle fera également connaissance de la fille de René, née quelques années après leur départ.
De longues heures d’attente plus tard, la famille est enfin réunie. Peu de mots sont échangés. René prend son neveu dans ses bras. Il embrasse longuement sa sœur et sa mère.
Quelques minutes passent, il faut déjà repartir vers Ciudad Juárez. Priscilla observe en silence sa silhouette qui s’éloigne. Sur ses joues, les larmes se mélangent au mascara. Ça y est, elle ne le distingue plus au milieu de la foule et elle ignore quand elle le reverra.
Priscilla jette un regard concerné sur son nouveau-né, blotti au chaud dans sa couverture. A la tristesse de quitter son frère, s’ajoutent de nouvelles angoisses. Depuis l’élection de Donald Trump, la crainte d’être expulsée grandit à mesure que les jours défilent. “On n’a pas une bonne vie ici, mais c’est tout ce qu’on a. C’est notre vie. Maintenant, on a peur d’être renvoyés à Juárez”, souffle-t-elle, la gorge nouée. Pour toutes les familles présentes aujourd’hui, des jours sombrent se profilent.
Des millions de clandestins visés
Trois jours plus tôt, le nouveau président des Etats-Unis concrétisait ses promesses de campagne en s’attaquant aux millions de clandestins vivant sur le territoire américain. Le 25 janvier, Donald Trump a signé un décret pour accélérer l’exclusion des étrangers en situation irrégulière.
Objectif ? Combattre l’immigration illégale qui représenterait, selon le texte, une menace pour “la sécurité nationale et la sécurité publique”. Le décret prévoit notamment de recruter 10 000 agents de l’immigration supplémentaires afin de porter cette nouvelle politique migratoire alors qu’ils sont environ 6 000 aujourd’hui.
Un projet « irréaliste »
Certes, l’administration ne va pas envoyer ses agents dans chaque maison pour retrouver et expulser les clandestins, considère le professeur Josiah Heyman, spécialiste des questions migratoires de l’université du Texas à El Paso (Utep). “Les gens sont cachés dans les villes, ils ont des enfants, un travail, ils se sont mariés, ils ne sont pas identifiables en tant que clandestins. Il faudrait frapper aux portes de chaque maison, dans chaque quartier. C’est irréaliste.”
Ses craintes sont autres : “C’est lors des rencontres du quotidien entre immigrés clandestins et autorités locales que le gouvernement fédéral pourra identifier les clandestins afin de les expulser. Par exemple, si une personne commet une simple infraction routière, elle pourra se faire déporter. Le risque, c’est que les policiers locaux se transforment peu à peu en agents migratoires, en opérant des contrôles et en transmettant ensuite ces informations.”
“J’avais seulement 5 ans quand on a traversé la frontière, mes parents voulaient m’offrir une meilleure vie ici” Rocé
A travers le grillage, Rocé cherche son père du regard. Ce dernier a été arrêté, en 2008, par un Border Patrol sur le chantier où il travaillait, puis renvoyé à Juárez. Rocé a grandi sans père. “J’avais seulement 5 ans quand on a traversé la frontière, mes parents voulaient m’offrir une meilleure vie ici.” Après ses études secondaires, il a trouvé du travail à El Paso : “Je fais le ménage, je nettoie aussi dans des restaurants…”
Malgré cette situation professionnelle plutôt stable, il est effrayé par Donald Trump. “J’ai peur d’être expulsé, comme mon père l’a été. Alors, je vais juste au travail, je ne fais rien d’autre, je ne vois personne… J’essaye de me faire discret.”
Car le nouveau décret présidentiel pourrait n’épargner personne. En s’appliquant aussi bien aux clandestins “criminels” que “fraudeurs”, ce sont en réalité tous les sans-papiers qui sont concernés. “Un clandestin qui traverse illégalement la frontière, sans visa, sera qualifié de criminel. Celui qui reste sur le territoire après l’expiration de son visa pourrait, lui, être qualifié de fraudeur”, considère le professeur Heyman.
Eduardo dénonce la décision du Président. A quelques exceptions près, sa vie de tous les jours ressemble à celle de n’importe quel autre citoyen américain. Avec sa femme Emily, ils ont décidé de quitter le Mexique à l’âge de 16 ans et ont finalement posé leurs valises à Chicago.
Désormais ouvrier dans une entreprise de confection, il gagne bien sa vie. Suffisamment pour prendre soin de ses deux filles scolarisées dans l’Etat de l’Illinois. Les deux adolescentes, nées aux Etats-Unis, ont la nationalité américaine. “Moi, je suis un sans-papiers, et je resterai un sans-papiers”, regrette ce père de famille de 34 ans, casquette aux couleurs des Chicago Bulls vissée sur la tête.
Risques permanents d’expulsion
Avec Donald Trump au pouvoir, Emily et Eduardo craignent d’être expulsés à tout moment. “Comme je suis arrivé clandestinement sur le territoire américain, je n’ai pas de permis de conduire, mais je dois quand même prendre la voiture, pour mes filles, pour les emmener au lycée ou à leurs activités extrascolaires.”
Mais le moindre excès de vitesse pourrait être dramatique. Eduardo tente de rassurer son aînée, qui n’a rien raté de la discussion. “Avec Donald Trump, le risque sera juste un peu plus fort, mais on a toujours vécu avec la peur, ça ne changera pas nos habitudes.”
A quelques mètres de lui, Jesus et ses petites sœurs, Alessandra et Jasmine, pianotent frénétiquement sur leur portable pour tromper l’attente. L’un discute sur Facebook, l’autre entame une série de selfies. Ils s’apprêtent à retrouver leur tante, qui a toujours vécu de l’autre côté de la frontière. Déjà cinq ans qu’ils ne l’ont pas vue. Contrairement à leur mère, la fratrie jongle parfaitement entre l’anglais et l’espagnol. Ils mâtinent leur langage de mots d’argots, piochés, ici ou là, le long de la frontière.
“On a grandi ici, on est allés au lycée ici, si on devait retourner au Mexique, je pense qu’on ne comprendrait rien à la vie, s’indigne Jesus, 18 ans. On n’est pas vraiment mexicains, on n’est pas vraiment américains, on est un mélange des deux.”
Dans la famille, les annonces de Trump passent mal et Jesus hausse la voix. “Il nous traite de voleurs, mais qu’il vienne ici pour voir comment ça se passe ! Les gens de Washington ne comprennent pas notre situation.” De toute façon, Donald Trump ne lui fait pas peur. Même s’il devait être renvoyé au Mexique, Jesus reviendrait coûte que coûte à El Paso. Il construira sa propre maison ici, “plus tard”.
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