Dans « Notre monde », le réalisateur Thomas Lacoste réunit la fine fleur des intellectuels français pour imaginer la repolitisation du monde. Entretien.
Initié et réalisé par l’activiste Thomas Lacoste, voilà un projet cinématographique sortant de l’ordinaire. Lacoste a réuni devant ses caméras (tenues par Irina Lubtchansky) la fine fleur des penseurs français, de Jean-Luc Nancy à Susan George, de Pap Ndiaye à Sophie Wahnich, de Nacira Guénif-Souilamas à Étienne Balibar, d’Éric Fassin à Luc Boltanski… Faire dialoguer en un même lieu autant de paroles diverses tant par les disciplines, les courants de pensée, les origines, les âges, les sexes est déjà une rareté en soi. Mais filmer ces discours et ces idées en les incarnant, les ordonner et les articuler par le montage, et faire advenir à l’écran leur complexité, leur cheminement, leur limpidité, leur utilité, c’est un spectacle extraordinaire. Pédagogique, stimulant, utile, Notre monde est un film d’intervention politique et sociale au sens le plus fort du terme.
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Notre Monde est-il un documentaire, un film-tract, un film d’intervention ? Comment le définirais-tu ?
Thomas Lacoste – L’antinomie documentaire versus fiction est toujours problématique à mes yeux, comme souvent les grilles disciplinaires. Certes, il y a un peu de tout cela : de l’intervention, du manifeste etc. Mais nous cherchons à dépasser et à subvertir ces notions et à nous déplacer sur d’autres territoires, en faisant appel à la fiction par exemple – qui est le soubassement structurant du film qui charrie les murmures fracassants de l’écriture de Marie Ndiaye et d’un de ses personnages, la bouleversante Khady Demba –, ou encore en s’appuyant sur la création sonore (avec le travail musical minutieux d’Olivier Samouillan), etc. Notre Monde est un objet cinématographique non identifié. Un film en acte. L’histoire d’une vie et de ses potentialités (politiques, affectives, esthétiques) contenues dans une phrase cinématographique qui s’adresse à toutes et tous. Une phrase-monde qui cherche à nous regarder, à dire de l’insupportable du présent, du jusqu’où et du jusqu’à quand… De l’insoutenable et du souhaitable.
Cela passe par différents chapitres : l’éducation, la santé, les libertés publiques, les frontières, les médias, la culture, le travail, l’économie, les politiques internationales, les conditions de la démocratie, pour finir sur les nouveaux lieux du politique. L’écologie est malheureusement absente à cause d’un incident de tournage qui n’a pas permis à Geneviève Azam de nous retrouver pour la captation de la soirée publique (le 11 avril dernier à la Maison des métallos, ndlr). Faute de mieux, et conscient du non-lieu, je nomme ces objets cinématographiques, ciné-frontières. Ce qui ne les empêche pas de s’inscrire ou de se reconnaître – entendu que la création ex nihilo n’existe pas – dans une certaine histoire du cinéma : Vertov, Godard, Pasolini, Debord, Marker, Watkins, Kramer, Keuken ou plus récemment Des Pallières, pour citer les plus connus. Un des enjeux pour nous, avec ce film, était de donner corps à la pensée (avec l’aide de notre chef op, la chevronnée Irina Lubtchansky), de filmer des voix et des corps qui pensent, en plaçant le spectateur(-actif) au plus près de celui qui parle. Dans ce rapprochement, nous cherchions à créer une inquiétante douceur, une proximité charnelle, un rapport direct et sans médiation à la recherche d’une expérience politique exigeante et collective. Notre Monde tente de faire survenir une conversation rapprochée (de celles qui manquent tant aujourd’hui à notre monde…), de repenser radicalement ce que pourrait être la transmission, celle qui met en cause nos représentations et qui arriverait, enfin, à nous déplacer.
http://www.youtube.com/watch?v=Ugh4P-eniFY
Les idées passent habituellement par les livres, les journaux. Pourquoi recourir au cinéma ?
Pour ma part, je viens de l’écrit, de la ligne. À vingt ans, au début des années 90, au moment où le monde se présentait comme unipolaire et où disparaissaient dans le même temps les lieux du politique, j’ai créé la revue de pensée critique Le Passant ordinaire. C’était une revue marquée par la philo-politique et la nécessité d’une pensée transversale entre les sciences humaines (disciplines et écoles) et formelles, fortement ouverte aux arts (littés et poésies contemporaines, cinémas et photographies, arts plastiques et musiques). Si je reste très attaché aux textes, il me semble que le cinéma et sa salle recèlent une puissance politique qui en fait sûrement le dernier lieu commun où se nichent secrètement de fortes charges subversives. C’est un des derniers endroits, dans nos sociétés, où peuvent cohabiter dans un même espace des publics très différents, des énoncés dissonants et des formes très variées et exigeantes. C’est l’une des dernières cavernes susceptibles d’accueillir le peuple – ce fameux peuple à venir, cher à Deleuze –, et où il scintille encore un peu d’espoir. Bref, maintenant c’est là, dans cette caverne, que j’ai envie de vivre, de partager et de converser avec le plus grand nombre.
Comment as-tu conçu et préparé Notre Monde ?
Cela s’est fait très vite, en moins d’un mois, en mars dernier. Je connaissais bien les intervenants aux côtés desquels je travaille depuis longtemps (plus de 20 ans pour certains). Nous avions donc une confiance réciproque très forte. Mais l’important n’est pas là. Ce qui a été très surprenant, au moment du choix du « casting », c’est la mobilisation générale de l’ensemble de nos amis. Nous n’avons compté quasiment aucun refus, aucune défection, alors que nous tournions sur une fenêtre temporelle extrêmement serrée de dix jours, dont une journée (à l’Ens, le 7 avril dernier, ndlr.) et une soirée publique (aux Métallos). Cela dit quelque chose de très important, me semble-t-il, sur le moment historique que nous vivons, qui n’est pas une simple crise, si violente soit-elle, mais un véritable tournant civilisationnel. Plus de 35 intellectuels et praticiens qui se retrouvent, malgré leurs divergences, sur un projet commun de déconstruction et de repolitisation de notre monde, d’abord cela ne s’est jamais vu au cinéma (et très rarement, voire jamais, dans l’édition, même au pire moment de notre histoire). Mais surtout, cela dit de l’urgence à retrouver du lien, à réapprendre à voir, à tenter de nouveaux rapports et de nouvelles formes, à faire circuler de nouvelles réflexions, à tendre vers une pensée commune pour sortir au plus vite des croyances collectives, infiniment mortelles, véhiculées par les valeurs économico-financières et le grand délire sous-jacent d’’enrichissement’ sans limite qui définit la sénilité du capitalisme du moment.
Quel dispositif de mise en scène de la parole as-tu voulu privilégier ?
C’est une drôle d’histoire que celle de ce film et de son dispositif. Au commencement, il y a eu, au petit matin du lundi 2 janvier 2012, l’incendie criminel des locaux de La Bande Passante, qui sont également mon domicile et le lieu où se trouvait feu ma bibliothèque, trente ans de lecture, dix mille ouvrages, toutes mes notes et l’ensemble de mes archives numériques – qui ont été, par ailleurs, volées ce matin-là. Bref, quelque chose qui a à voir avec la sidération, le surgissement des ténèbres, de la nuit et de ses brouillards. Je venais d’avoir quarante ans ; et de cet ossuaire, de ces cendres, je voulais voir s’il était possible de retrouver des lucioles, de montrer que la nuit n’est pas que ténèbres, qu’elle est aussi chargée de multiples puissances et de résistances. Dans ce « on n’y voit rien » du regretté Daniel Arasse, je voulais montrer que se cachait aussi la chance de réapprendre à voir, de réinventer du regard et donc du donner à penser… C’est ainsi que nous sommes partis, avec Irina Lubtchansky, sur l’idée d’une scène, la caverne, du noir et de ces corps éclairés dans le vacillement de la bougie. Nous avions en tête la double volonté de faire surgir ces frêles mais puissantes pensées, mais aussi de préserver, pour le regardant, un lieu : le noir, comme support de projection onirique de ses propres pensées et représentations. Nous étions à la recherche d’un certain éloge de l’ombre et de l’impur, sur les chemins déjà esquissés par Tanizaki.
D’où vient cette proximité affective et intellectuelle avec tous ces penseurs critiques ? Comment s’est-elle constituée ?
C’est l’histoire d’une vie… C’est passé d’abord, dès mon plus jeune âge, par les livres et des rencontres déterminantes, le travail avec la revue Le Passant Ordinaire et les éditions du même nom et cela s’est scellé dans des amitiés fortes et indéfectibles, au-delà de la mort.
La vie intellectuelle en France est-elle selon toi plutôt endormie ou plutôt vivace ?
Aux vues des temps, il nous faudra toujours plus de vivacité et d’impertinence. La vie intellectuelle en France, comme ailleurs, meurt de l’étroitesse d’esprit de ses territoires de plus en plus confisqués et surveillés par des héritiers fascinés, eux aussi, par le pur et le natif, quand elle n’est pas, comme ce que nous voyons à l’œuvre à l’Université, tout simplement privatisée par le libéralisme et ses nombreux valets. Il faut impérativement déminer ces clans et chasses gardées. Remplacer toutes ces frontières par des ponts. Réapprendre à se lire et à traduire, à danser sur les frontières, et parier à nouveau sur la force des ressors du dissensus. En deçà, point de salut. Si la communauté des femmes et des hommes sans communauté et sans appartenance scintille comme un rêve lointain dans nos esprits, esquisser avec le plus grand nombre ce que pourrait être ou devrait être le commun en ces temps d’inimitiés et de défiances généralisées, où partout se dressent pour la énième fois les nationalismes, nous paraît une tâche difficile mais digne.
C’est le pari de ton film !
Pour partie, en effet. Il y a une nécessité vitale à retrouver l’autre, à réapprendre à converser, à tisser des liens. Mais l’objectif premier du film est de charger le regardant d’une raison nomade et sensible (comme l’ont très bien développé Borreil et Rancière), de lui faire expérimenter qu’il n’est pas et ne peut plus être simple spectateur de ce monde, que cette place est, là encore, mortelle. Au bas mot, nous avons tous à travailler à un devenir de traducteur, de passeur et d’acteur. C’est aussi l’enjeu de la pensée commune. Et c’est précisément ces trois figures que Marianne Denicourt endosse dans le film avec ses trois personnages : la lectrice-traductrice qui, dans un chuchotement, porte à l’oreille du spectateur la vie de cette migrante, Khady Demba, comme une contre-narration, un mode mineur que la société et ses institutions refusent d’entendre, mais qui est pourtant irrésistiblement et radicalement puissant ; la figure du passeur, lorsque nous retrouvons Marianne en femme à la caméra, qui cadre, enregistre et transmet la pensée en train de couler (et nous qui déconstruisons avec elle le film en train de se faire) ; et enfin, Marianne la citoyenne, actrice de sa vie qui, à la fin du film (et de sa journée de travail, de tournage), s’interroge sur ce que peut ou non le cinéma, sur les rapports entre esthétique et politique, et propose, dans une adresse directe au spectateur, pendant le générique de fin et dans le noir, une invitation à faire de la politique… autrement. C’est là que se niche toute la maïeutique du film. La condition du politique coule aussi de cette volonté de nous situer également du côté de l’intime et du personnel, comme position et lieu de résistance, et ainsi marquer une rupture de discours dans la structure du récit de Notre Monde. Marianne Denicourt – ainsi qu’Elsa Dorlin – nous parle aussi, avec ces trois personnages, de la puissance qui réside dans les devenirs minoritaires, c’est son premier terme ; de l’importance du dévoilement et de la représentation des structures ; pour marquer, enfin, et c’est le troisième terme, puissance et force politique.
Tu te vois comme un fédérateur de cette scène intellectuelle ?
Non, en aucun cas. Mon travail cinématographique, avec nos amis, est de tenter au mieux de rendre visible l’invisible. De donner à voir ce qui n’est pas, et pour cause, éclairé. Si je ne crois pas à l’art comme baguette magique du politique, je pense cependant profondément à la possible performativité des formes et des pensées quand elles se lient aux affects du plus grand nombre. Les ciné-frontières sont des lieux d’utopos, de prolifération d’espaces, de narrations, de savoirs, de formes, etc. En ce sens, ce sont des hétérotopies comme les définissait Foucault. Des hétérotopies radicales et proliférantes qui ont sûrement pour première fonction de faire tomber les frontières et de dévoiler au regard l’étendue du territoire. Mais il est important de comprendre que pour que ces idées, ces formes, permettent de faire bouger nos vies, il faut qu’elles s’entrelacent à nos affects ; et quand ces idées ou ces concepts rencontrent la puissance des affects collectifs, c’est alors la société qui peut se mettre en mouvement. Mais sans affect, pas de mouvement. La puissance du concept, l’idée pure, seule, n’y peut rien.
Qu’espères-tu des effets du film ?
L’affiche du film propose un retournement. Elle montre, dans une captation réalisée depuis l’écran de projection, une actrice de dos au premier plan : la comédienne Marianne Denicourt, qui n’est pas devant mais derrière une caméra, à ses commandes, et qui filme une salle énigmatiquement vide. Durant le film, cette salle se peuple lentement, puis les spectateurs se mettent au travail. En ce sens, ils passent d’une situation passive à une position d’acteur. L’idée (rêvée ?) est qu’à la fin de chaque séance, une agora se crée ; que la salle se mette à faire de la politique… Partout où nous le pouvons, nous organisons des débats après les projections. C’est aussi dans ce sens que nous avons pensé (avec Agat, Sister et Shellac) le site internet de Notre Monde. C’est un lieu où l’on retrouve en libre accès les entretiens, dans leur version longue, de chacun des intervenants et de quelques autres, tout aussi important : Hourya Bentouhami, Barbara Cassin, Monique Chemillier-Gendreau, François Chesnais, Claude Corman, Thomas Coutrot, Keith Dixon, Mathilde Dupré, Alain Mercuel et Frédéric Neyrat ; mais aussi les retours des spectateurs, les captations des débats, etc. Il y a déjà en ligne quelques traces très émouvantes des avant-premières qui ont eu lieu à Aix-en-Provence, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Conflans, Montpellier, Nantes, Orléans, Paris, Strasbourg, Uzès, sous forme de verbatims, de reportage sonore ou de vidéo. Bref, un au-delà du film en devenir, qui sera enrichi de ce que les spectateurs, devenus acteurs de Notre Monde, voudront bien déposer et investir. La suite reste ensemble à écrire…
Es-tu surpris des premières impressions du public ? Comment expliques-tu cette réception enthousiaste ?
La meilleure réponse nous a été formulée lors d’une avant-première par un tout jeune homme des quartiers nord (et populaires) de Clermont-Ferrand qui a perdu son frère en janvier 2012 (mort suite à un lynchage policier que la justice tarde à condamner et qui avait déclenché, dans ces mêmes quartiers, de vives échauffourées entre jeunes et policiers). Il parlait avec beaucoup de discernement de la joie d’être enfin confronté à des pensés exigeantes, loin du prêt-à-penser dans lequel on les enferme (à l’école, à la télé, dans la cité, etc.). Il disait combien le film leur apportait et les confortait ; combien il leur importait que l’on s’adresse à eux du plus haut de nos savoirs ; et combien il leur semblait urgent de (re)penser ensemble le commun. Il semble y avoir une forte charge vitale et subversive dans la reconnaissance de cette joie-là.
Penses-tu que les politiques puissent s’y intéresser ?
Dans un monde où les politiques auraient une certaine idée de la responsabilité, il est certain qu’ils s’intéresseraient au monde des idées et de l’art, et à la puissance délibérative des citoyens… Dans notre monde, qu’est ce qu’il te semble le plus inquiétant aujourd’hui ? À l’évidence, le retour de la croyance (dans la négation de tous les savoirs articulés au fil des siècles) ; les croyances liées aux valeurs économico-financières et toutes les violences qu’elles charrient : l’exclusion, l’individualisme, le « libre arbitre », l’évaluation, l’excellence, l’« enrichissement » sans limite, etc. Toute une série de dominations et de fractures sociales plus ou moins cachées qu’il nous faut déconstruire au plus vite. Notre prochain projet, avant de nous lancer corps et âmes dans la fiction, sera précisément de libérer les concepts, de faire des portraits cinématographiques d’idées, de concepts philosophiques et politiques, afin de voir ce que cela produira comme nouveaux agencements chez nos jeunes concitoyens dans leurs amours, au travail, chômé ou non, dans leurs vies, dans leurs rêves et… dans notre monde. Quelque chose me dit que, si cela n’a jamais était fait auparavant dans l’histoire de l’humanité, que les appareillages théoriques et conceptuels ont été soigneusement et invariablement tenus à l’écart des populations, c’est qu’il y a un réel intérêt à libérer ces idées et à confectionner, à l’usage du plus grand nombre, de nouvelles boîtes à outils éthiques et politiques. Ce sera donc l’objet de cette encyclopédie conceptuelle filmique. À bon entendeur…
Propos recueillis par Jean-Marie Durand et Serge Kaganski
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