Chantre d’une fiction affolée, Mika Biermann détourne les codes de la chronique familiale à l’américaine pour composer un roman de genre gore et jouissif.
Note à l’intention des pères de famille lambda : en cas de séquestration de longue durée et de séances de torture impliquant des clous enfoncés au maillet par un fermier cannibale dans la chair tendre d’un pied ou d’une jambe sanguinolente, les asticots sont vos amis. Ces derniers nettoient sans couper. Ils s’occupent de boire le pus des plaies qui s’infectent et dévorent les parties nécrosées sans toucher à la chair saine, favorisant la cicatrisation et la guérison des blessures. Une méthode bien connue des soldats de la Grande Guerre.
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Une technique qui protégera aussi Jeff, père de famille lambda et héros angulaire du roman choral de l’allumé Mika Biermann, des désagréments d’une gangrène, mais ne parviendra malheureusement pas à lui éviter une ablation sauvage de l’oreille et une amputation à la baillonette d’un sacré bout de langue. “Ça va saigner”, promet l’auteur au dos de son court roman déjanté. Et pas de doute ici, le contrat est rempli : ça saigne, ça gueule, ça suinte, ça flingue et ça se lit avec un frisson de délectation entrecoupé de petits hoquets de répulsion.
Explosion de violence
A partir de l’épisode traumatique du kidnapping d’un Américain moyen, vendeur de voitures d’occasion et père de trois enfants, Mika Biermann romance ici la dégénérescence d’une famille à la banalité confortable devenue complètement dysfonctionnelle. Au standing middle class de la situation d’initiation – pavillon de banlieue, pelouse tondue, bourgeoisie pépère –, l’auteur oppose très vite une explosion de violence, de sang et de folie qui va vicier le destin de ses personnages et infiltrer le reste de son récit.
La deuxième partie du roman s’amorce quelques années après le drame : “Regarde-nous ! Jeff vit sur une colline truffée de mines et se couche avec un canon scié, Janet nous a abandonnés pour s’envoyer en l’air en prenant du LSD, Anne prétend que son père est un extraterrestre, et toi, tu sèmes la mort dans des villages de paysans innocents pour le compte de l’Oncle Sam !”, constate Béa, l’une des filles de l’ancien otage désormais mariée à un dévot fêlé.
Pasticheur fou
Si le texte joue sur les maux de l’Amérique et qu’il est même sous-titré Roman américain, il serait trop facile d’y lire une simple satire du pays de l’Oncle Sam. Car Mika Biermann, Allemand installé depuis des lustres à Marseille, est moins un chroniqueur des dérives d’une époque qu’un pasticheur fou des différents genres littéraires.
Hier, il détournait les codes du western-spaghetti dans Booming (Anacharsis, 2015), ceux du récit de voyage dans Un Blanc (Anacharsis, 2013) ou ceux de la tragédie classique dans Palais à volonté (P.O.L, 2014). Aujourd’hui, c’est la saga familiale made in USA qu’il s’amuse à faire glisser vers l’horreur, le gore et la série Z, ne s’interdisant ni les festins de zombies ni les passions nécrophages. Sangs se révèle dès lors un formidable exercice d’exaltation d’un mauvais genre subversif, jouissif, presque comique. Ames sensibles…
Sangs (P.O.L), 160 pages, 10 €
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