Christine Montalbetti ravive les plaies du 11 mars 2011 au Japon dans un roman hypnotique, à la croisée de la fiction érotique kitsch et du livre de fantômes.
Pour Christine Montalbetti, la littérature a longtemps été affaire de faux paysages, de décors truqués à la manière de ces panneaux en trompe-l’oeil glissant dans les vieux studios de cinéma. Ses romans nous ont mis sur la piste de John Ford et de Jack Kerouac. Grâce à eux, on a pu jouer aux cow-boys et aux Indiens, et pour notre bonheur assommer quelques durs à cuire, en sachant toutefois très bien qui tirait les ficelles (elle, Montalbetti). De son tropisme pour le western et le road-movie, la romancière a tiré deux pastiches : Western et Journée américaine, sorte de dyptique pitre et aguicheur dynamitant amoureusement les codes du cinémascope américain.
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Entre-temps, Montalbetti a déserté les grandes plaines de l’Ouest pour le Japon, autre pays pour lequel cette fan de Murakami a déjà confié sa fascination. Elle se trouvait à Kyoto, en résidence d’écriture, en mars 2011. Paru quelques mois après, son dernier roman, L’Évaporation de l’oncle, marqué par une vision du Japon mythique, ne portait pas les stigmates du tsunami. Ce dernier est survenu après la rédaction du livre. Rédigé en France, mais situé au Japon, Love Hotel ne jouit pas de la même omerta. À la fin de Fukushima, récit d’un désastre, Michaël Ferrier donnait la parole au patron d’un love hotel en bordure de la zone interdite. Sur le point de mettre la clé sous la porte, il expliquait que les clients de son établissement ne pouvaient raisonnablement risquer leur vie pour une partie de jambes en l’air. Le dixième livre de Christine Montalbetti pourrait se dérouler dans ce même hôtel, quelques heures avant la catastrophe. Un homme occidental – écrivain, narrateur de ce roman – et Natsumi, une femme japonaise mariée, vont s’y étreindre clandestinement le temps d’une journée, ouvrant pour nous, lecteurs, sur une faille temporelle bien plus vaste, faite de lambeaux de rêves infinis : un roman au devenir spectral et métaphysique.
Un plan à trois entre le lecteur et le couple adultère
On peut d’ailleurs mesurer l’attachement au genre romanesque de l’auteur à la liberté qu’il se donne d’en chahuter les codes et la force d’illusion. Outre ses apartés habituels, son livre ne cesse de solliciter le lecteur. Celui-ci est convié à une visite virtuelle des chambres de l’hôtel (toutes plus kitsch les unes que les autres, de l’ambiance “planétarium” au trip “gynéco”, sans oublier la pièce SM sous l’égide d’Hello Kitty) ou à se prononcer sur le choix d’un sex-toy (“éponge de bain vibrante” ou “vibro-rabbit” ?). Par ses multiples décrochages narratifs, Montalbetti épouse habilement la loi du genre érotique : inclure le spectateur dans la fiction sexuelle, l’incorporer dans un plan à trois, formé ici par le lecteur et le couple adultère.
Qui dit sexe dit fantasme, imaginaire : à mesure que se déplient les corps, leur sensualité exultante, sont convoquées d’autres silhouettes invisibles. Le narrateur les appelle des “yokaï”, ces esprits peuplant la psyché nippone, qui illustrent la vie quotidienne et expliquent bien des mystères. Voyez Akanamé, écrit Montalbetti, ce fantôme nettoyeur “qui n’aime rien tant que de lécher les sanitaires quand ils ne sont pas propres”. Ou encore cet autre esprit farceur, qui prend un malin plaisir à déplacer votre oreiller pendant la nuit. Mais tous les fantômes ne sont pas bienveillants…
Progressivement aspiré par les chimères de Natsumi, le narrateur s’efface au profit d’autres conteurs, charriant une cohorte de créatures toxiques. De la voix de l’écrivain Osamu Dazai, et ses personnages cachés dans un abri antiatomique, à celle de la grand-mère de Natsumi, les fables affluent : ces “contes de brume” où des guerriers morts reviennent hanter les vivants, l’histoire de l’homme-requin et ses larmes de saphir, et surtout la légende bien connue du dragon enfoui sous terre, “outre énorme” et somnolente provoquant des séismes aux retombées tantôt bénignes, tantôt mortelles. Love Hotel reforme vaillamment un couple quelque peu éculé : Éros et Thanatos. Le vieil attelage bataillien serait promesse de décharge mystique. Soumis au délicat pointillisme de la romancière, il crée un écheveau raffiné de légendes, par lequel le roman étend méticuleusement sa toile. On ne saurait en dire la nature exacte, avant de buter sur la dernière phrase : “Mon après-midi aurait pu s’achever sur cette sensation de douceur. Mais je pousse la porte du petit bar qui me sert de cantine : la télévision est allumée, ce 11 mars 2011.” Un mur de mots et tout s’éclaire. Et du coup s’assombrit : la chambre de passe transmuée en lieu de palabres et de prières, les bulles de jacuzzi au grondement menaçant, les cerisiers sans fleurs en écho à cette “bizarre sensation de deuil”. Montalbetti joue les notes d’un requiem niché dans une sieste crapuleuse : une montée en puissance funèbre, dont les effluves mixés de sexe et de mort ont l’effet d’un baume authentique. Avec ce roman, le goût des faux décors, du jeu littéraire et des mythes semble s’être estompé pour une forme plus primitive et directe, liée à la traversée d’une fin du monde.
Love Hotel (P.O.L), 176 pages, 15 €
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