Elle se dit très pessimiste, éco-anxieuse et mal comprise de ses aîné·es, à l’instar d’une grande partie de sa génération. Mais ça n’empêche pas la journaliste de 27 ans, qui publie son premier livre enquête, de s’engager pour un futur plus désirable. À l’instar d’une grande partie de sa génération.
C’est dur d’avoir 20 ans en 2023. D’où l’envie de tout changer. En prenant la parole. De la jeunesse, dont elle creuse les émois et les effrois dans son premier livre, Sois jeune et tais-toi, Salomé Saqué incarne un visage modèle en ce qu’il concentre tous ses paradoxes : son inquiétude mêlée à sa lucidité, sa fébrilité enlacée à son engagement, sa maturité noyée dans son ardeur, son pessimisme rattrapé par son optimisme volontaire.
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Cette symbiose d’affects et de sensations s’imprime sur son visage alerte, où l’on devine des blessures à peine cachées par un soleil d’avril qui lui fait plisser ses grands yeux pétillants. Avec entrain et dynamisme, presque avec joie, elle avoue le pire : “Je suis une grande éco-anxieuse, je suis très pessimiste dans la vie, mais ce qui m’a frappée dans mon enquête, c’est combien je ne suis pas isolée sur ce point, confie-t-elle. Je croyais que j’allais rencontrer des jeunes qui ne penseraient pas comme moi ; or, eux aussi m’ont paru très pessimistes et m’ont dit qu’ils ne se sentaient pas compris par les aînés.”
Ce sentiment d’être livré·e à la précarité économique et psychologique dans une sorte d’indifférence, voire de mépris, des aîné·es (les fameux·ses boomers) traverse son enquête, démarrée en 2021, au moment où la jeune pigiste (pour France 24 et Blast, un webmedia créé par le journaliste Denis Robert) s’est vu reprocher de ne pas en faire assez pour dénicher un CDI – “Alors que j’avais travaillé d’arrache-pied durant mes études, fait plein de stages dans des journaux, travaillé bénévolement pour le média Le vent se lève, suivi plusieurs masters en même temps !” Cette incompréhension des aîné·es vis-à-vis du marché du travail pour les jeunes l’a poussée à vouloir comprendre ce malentendu, sans parler des formes répétées de stigmatisation de la jeunesse qu’elle ne cessait d’entendre dans la bouche d’éditorialistes et essayistes en vue.
Une centaine de témoignages de jeunes
Comment ne pas se mettre en colère lorsque l’on se voit attribuer des étiquettes aussi méprisantes que “génération narcissique”, “offensée”, “douillette” ? Comment ne pas se lever contre ces véritables offenses infligées avec désinvolture par des boomers satisfait·es de leur passé et fier·ères de revendiquer leurs faits d’armes face à leurs héritiers et héritières incultes ?
Pour autant, l’enquête de Salomé Saqué, construite à partir de plus d’une centaine de témoignages de jeunes répondant à des questions ouvertes sur leurs modes d’existence (“Qu’est-ce qui t’inquiète ?”, “À quoi tu rêves ?”, “Qu’est-ce qui te révolte ?”…), mais aussi d’entretiens avec des sociologues (Camille Peugny, Anne Muxel, Tom Chevalier…), tient moins d’un manifeste anti-boomers acerbe que d’un plaidoyer juste et équilibré pour les causes d’une jeunesse confrontée aux périls de l’époque. “J’ai essayé de ne pas être virulente avec les boomers, je ne leur jette pas l’opprobre, je leur rappelle simplement d’où ils parlent et j’essaie de leur faire prendre conscience de ce que nous vivons et ressentons.”
“Nous sommes vraiment la première génération à vivre les conséquences du réchauffement climatique et la dernière à pouvoir y faire quelque chose.”
D’abord la précarité sociale et économique, l’autonomie rendue impossible par des politiques publiques défaillantes, à l’image de l’absurde Service national universel. “Je ne connais pas un jeune qui dira qu’il a besoin en priorité de ce Service ; or c’est un budget énorme, alors que la moitié des files dans les Restaurants du cœur sont composées de personnes de moins de 26 ans.”
Mais aussi et surtout la crise climatique, dont les jeunes, dans leur diversité même, mesurent la gravité : “L’urgence écologique, c’est une épreuve commune complètement inédite. Tous les jeunes, privilégiés ou pas, font face au plus grand défi de l’humanité ; nous avons tous en commun d’être dépendants, pour tout le reste de nos vies, de décisions qui sont prises maintenant. Nous sommes vraiment la première génération à vivre les conséquences du réchauffement climatique et la dernière à pouvoir y faire quelque chose, pensent tous les jeunes que j’ai interviewés”, explique Salomé Saqué.
S’adressant à ses étudiant·es en 2019, rappelle-t-elle, feu le philosophe Bruno Latour estimait que “la tragédie et la chance de cette génération, c’est de se trouver au beau milieu d’une révolution”. Une révolution planétaire, dont elle reconnaît avoir pris la mesure assez tard, même si elle dit “avoir toujours eu une sensibilité écologique durant [son] enfance en Ardèche, en vivant jusqu’à 18 ans au cœur de la nature, des rivières, des forêts, des cabanes”. Alors, chance ou tragédie pour la jeunesse, cette révolution ? “Ce sera sa chance si on arrive à sortir du système productiviste néolibéral, du mythe de la croissance infinie, du toujours plus ; mais vu la manière dont nos dirigeants sont en train de réagir à l’urgence écologique, j’ai plutôt tendance à dire qu’on est dans une tragédie.”
Engagée mais pas encartée
Pour la conjurer, elle a trouvé dans un journalisme de point de vue sa voie, ajustée à ses peurs et à ses colères. À Blast, elle fait vibrer ses engagements féministes à travers des émissions sur la culture du viol et le coût de la virilité, ou comment les hommes ruinent la société. “Je suis intransigeante sur la question des harcèlements sexuels et je constate que l’entraide entre jeunes femmes journalistes se développe”, souligne-t-elle.
Des partis politiques ont voulu l’encarter, en vain : “Je serais très malheureuse en politique ; c’est un milieu très dur, qui ruine psychologiquement et physiquement”, même si elle admire le courage et l’envergure intellectuelle d’une figure comme Alexandria Ocasio-Cortez, représentante démocrate de New York au Congrès américain. Si son engagement se tient à la périphérie de l’espace partisan, il réussit à occuper le centre du débat public, à la manière d’une claque cinglante lancée à la face des décideurs et décideuses, qui, à l’image du président Macron, se contentent de paroles trop creuses – “C’est dur d’avoir 20 ans en 2020”, disait-il en pleine crise du Covid – pour être honnêtes.
Née sous le signe de la révolte
Née en 1995, à l’époque des grandes grèves, Salomé Saqué s’est construite dans le temps accéléré de sa courte vie avec l’idée d’une inquiétude permanente. Une série d’événements l’ont marquée à vif depuis sa tendre enfance, où, dès le CP, elle s’intéressait au monde et au journalisme en lisant Mon quotidien, journal dédié aux 10-13 ans créé en 1995 : “Le 11 septembre 2001, je me souviens très bien du regard horrifié de mes parents, alors que je n’avais que 6 ans ; Le Pen au second tour en avril 2002, je m’en souviens aussi très précisément ; j’ai compris que c’était grave. La découverte du film Persepolis, vers l’âge de 11 ans, a été un autre choc – dans le film, l’enfant avait mon âge, cela m’a ouvert à ce qui se passait au Moyen-Orient.”
La crise financière de 2008, éclairée en 2010 par le documentaire Inside Job de Charles Ferguson qu’elle a vu dix fois, les attentats de 2015 bien sûr, puis la crise des Gilets jaunes ont fini par lui donner une vision politique globale du monde, où prennent notamment place les violences policières. “Je suis une jeune femme blanche élevée sur un territoire rural. Les policiers en Ardèche, on leur demande notre chemin ; au pire, ils mettent une amende sur une voiture. C’était le maximum que je pouvais envisager avec la police !” Mais l’événement qui l’a le plus marquée reste le mouvement des Indignés en Espagne en 2011 : “J’ai été émerveillée et fascinée par ce qui se passait politiquement en Espagne. Du coup, je suis allée plus tard à l’université de Madrid, où est né le mouvement. J’y ai suivi deux masters et y ai fait mon premier reportage sur les féminicides.”
Apprendre à souffler quand même
Nourrie de ces multiples expériences politiques, mais consciente d’y avoir perdu quelques plumes, tant son implication dans ses études et le début de sa carrière furent intenses, elle dit vouloir un peu souffler, tout en ayant à l’esprit la volonté de participer à la bifurcation attendue. “J’ai sacrifié une partie de ma vie personnelle pour le travail. Il faut que j’apprenne à prendre le temps pour faire des choses élémentaires : manger normalement, prendre des vacances, écouter de la musique, dormir. C’est quand même un paradoxe de dire sans cesse qu’il faut ralentir et que soi-même on ne cesse d’accélérer.”
Encore jeune, mais à la frontière d’autre chose qui reste à construire, elle fuit doucement la jeunesse sans nier tout ce qui la rattache à elle : ses souvenirs, ses amitiés, la conscience que le futur ne lui appartiendra qu’à la mesure d’un tournant politique en phase avec ses espérances et ses craintes. En étant sûre qu’en dépit de l’incertitude – ou de l’insurrection – qui vient, elle ne se taira pas.
Sois jeune et tais-toi de Salomé Saqué (Payot), 320 p., 19,90 €. En librairie.
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