La philosophe belge Chantal Mouffe influence largement la gauche radicale européenne. Nous sommes allés à Londres l’interroger sur son cheminement intellectuel, et le « populisme de gauche » qu’elle appelle de ses vœux. Entretien.
C’est sous le regard éberlué de plus de 300 figurines de chouettes rapportées des quatre continents que Chantal Mouffe nous reçoit début janvier chez elle, à Londres. L’auteure de L’Illusion du consensus, inspiratrice de Podemos et de Jean-Luc Mélenchon, revient longuement sur les racines de son engagement politique – elle qui se considère comme une « intellectuelle activiste » -, et sur le sens du « populisme de gauche » qu’elle appelle de ses vœux. Entretien.
Quels événements politiques sont à l’origine de votre engagement politique ?
Chantal Mouffe – Pour moi il y a eu deux événements importants : la révolution cubaine et la guerre d’Algérie. J’étais très active dans les réseaux de soutien au FLN, ceux qu’on appelait les “porteurs de valise”. J’ai fait aussi du journalisme militant quand j’étais étudiante en philosophie. J’étais directrice de la revue des Etudiants de Louvain, qui s’appelait L’Escholier. Elle était financée par les autorités de l’université, un chanoine nous supervisait, et ils n’étaient pas contents de la direction de gauche que je lui avais donnée. Cela a donné lieu à un grand conflit car un jour j’avais demandé à un ami porte-parole des étudiants de gauche d’écrire l’éditorial, qui s’intitulait : “L’Algérie, la paix !”, en grandes lettres.
D’où vous vient votre intérêt pour l’Amérique latine ?
A Louvain j’étais dans un milieu très latino-américain. Il y avait un groupe formé par Camilo Torres, un prêtre colombien parti faire la guérilla avec l’ELN (Armée de libération nationale) et qui est mort dans une embuscade en 1966. C’est un véritable mythe en Amérique latine. L’université de Louvain attirait beaucoup de catholiques de gauche, partisans de la théologie de la libération. J’étais très en contact avec eux. J’ai rencontré Camilo Torres quelques fois. A Paris, où j’ai rejoint l’Ecole pratique des hautes études, j’ai continué à être en lien avec l’Amérique latine.
Avez-vous toujours voulu non seulement interpréter le monde, mais le transformer, selon l’énoncé de Marx ?
Je me considère comme une intellectuelle activiste. Je n’ai jamais voulu être professeur d’université, ça n’a jamais été mon ambition ! (rires) Quand je suis partie en Colombie, c’était pour faire la révolution, pas pour enseigner la philosophie. J’étais mariée à un Colombien, et nous devions créer une école de cadres syndicaux à Barrancabermeja, une région dominée par le PC. Nous comptions sur Diego Montana Cuellar, un grand ami à nous, communiste, qui était l’avocat de ces syndicalistes.
Mais ses positions en faveur de Fidel n’ont pas plus à la direction pro-soviétique. Il n’a donc pas pu rentrer en Colombie. Sans l’appui du PC, nous n’avons rien pu faire. On s’est retrouvés tous les deux à Bogota sans boulot, ne sachant plus trop que faire. On a offert un poste à la planification nationale à mon mari qui était économiste, et on m’a offert un poste pour enseigner l’épistémologie à l’université. C’est ainsi que je me suis retrouvée à donner des cours sur Bachelard, Canguilhem… J’apprenais sur le tas. Mais je me sentais coupée de la société colombienne. J’ai souhaité revenir en Europe en 1972, à Essex.
En Angleterre, de quels courants intellectuels et politiques étiez-vous proche ?
J’étais liée avec les gens de la New Left Review – mes livres ont d’ailleurs été publiés chez Verso. Et on était très proches de Stuart Hall. On avait un groupe qui s’appelait “Hegemony Research Group”. On se réunissait tous les mois. Il y avait aussi Doreen Massey, une géographe radicale. Un intérêt pour l’œuvre de Gramsci nous avait réunis. Il y avait aussi des gens liés à Marxism Today, la revue théorique du PC, qui était très hétérodoxe. Martin Jacques dirigeait la revue et participait aussi au groupe. On avait plus d’affinité politique avec ce groupe qu’avec la New Left Review, qui était plus trotskiste. Ils nous considéraient comme trop révisionnistes. On avait aussi de très bons rapports d’amitié avec Ralph Miliband, le grand théoricien marxiste, père de David et Ed Miliband. Je les ai connus tout petits ! J’ai toujours des rapports avec eux, et avec sa femme Marion.
A partir de quand avez-vous vu des partis politiques se saisir de vos idées ?
L’intérêt est d’abord venu d’Amérique latine. J’ai d’ailleurs fait inviter Mélenchon à Buenos Aires en 2013. Il y avait un colloque organisé par le gouvernement, et c’est moi qui avais suggéré qu’ils l’invitent. On a beaucoup sympathisé. Je ne pense pas qu’il avait lu mes livres, mais il avait entendu parler de nous en Amérique latine. C’était juste après sa campagne de 2012. Il s’était rendu au Venezuela, on avait des intérêts communs. J’ai l’impression qu’il assume davantage le mot “populiste” désormais.
En ce qui concerne Podemos, notre influence sur eux vient principalement d’Hégémonie et stratégie socialiste. Avec le porte-parole de Podemos, Inigo Errejon, nous avons eu un long entretien qui a été publié en livre. C’était par Skype, et j’étais étonnée de voir qu’il avait lu tous mes livres et articles ! Il m’a raconté qu’il venait de l’anarchisme, qu’il a eu une époque autonomiste, sous l’influence de Negri, et qu’il nous a découverts quand son professeur lui a fait lire Hégémonie. “Pour moi ça a été l’illumination”, m’a-t-il dit. C’était quelques années avant la naissance de Podemos. Derrière la stratégie de Podemos il y a une réflexion théorique qui provient de Hégémonie.
Avez-vous été étonnée d’être reprise par Benoît Hamon ?
Non. Mais ma position, c’est que le Parti socialiste n’est pas réformable. C’est pour cela que je me sens beaucoup plus proche de Jean-Luc Mélenchon. Cependant, si jamais je devais absolument choisir un candidat dans le PS ce serait évidemment Hamon, qui est le plus proche de mes idées. Mais ce n’est pas la peine d’essayer de réformer le PS à mon sens.
Pourtant Jeremy Corbyn semble être en passe de réorienter le Labour en Angleterre…
J’ai beaucoup d’espérance en lui. Il se présente comme populiste de gauche. Il a finalement compris. Nous sommes dans un moment populiste, parce que nous vivons dans une post-démocratie. Le populisme de gauche répond à une volonté de rétablir la souveraineté populaire, et nécessite de construire un peuple en opposition à l’establishment. Le peuple n’existe pas. C’est une catégorie politique construite. La différence entre le populisme de Marine Le Pen, et le populisme de gauche, c’est qu’elle veut défendre les conquêtes sociales pour les nationaux et réduire la démocratie, alors que le populisme de gauche doit radicaliser la démocratie en garantissant la souveraineté populaire et l’égalité entre les citoyens.
Rafaël Correa incarne-t-il une réussite du populisme de gauche à vos yeux ?
Il est fortement critiqué par une partie de la gauche équatorienne. On lui reproche de ne pas avoir faire assez pour l’écologie. C’est vrai aussi pour Lula. Mais il ne faut pas être maximaliste. La situation en Equateur après Correa est bien meilleure qu’avant. Il reste beaucoup à faire, mais fondamentalement, la perspective national-populaire a amélioré la condition humaine en Amérique latine.
Quels sont les défis que doit surmonter le populisme de gauche ?
Il y a dans nos sociétés une multiplicité de demandes démocratiques hétérogènes qu’il faut faire converger dans un “nous”. La “multitude” ne converge pas naturellement comme le disent Hardt et Negri. Il faut une articuler ces demandes hétérogènes : celles de la classe ouvrière, laissée de côté par la social-démocratie; mais aussi les nouvelles. Il faut par conséquent redéfinir le socialisme en radicalisant la démocratie, et en articulant les demandes traditionnelles de classe et les nouveaux mouvement sociaux. La globalisation néolibérale a créé une scission au sein des classes moyennes. Une partie se paupérise, se précarise, tandis qu’une autre se trouve parmi les gagnants de la mondialisation. Ce qui serait négatif c’est qu’elles soient considérées comme une partie du “eux” contre le “nous”.
Il faut éviter qu’un antagonisme se crée entre ces classes moyennes qui profitent de la mondialisation et celles qui se précarisent. C’est un véritable défi pour le populisme de gauche. Jean-Luc Mélenchon l’a très bien compris en faisant de l’écologie le centre de gravité de son programme. Ce n’est pas une demande économique : elle nous concerne tous.
Propos recueillis par Mathieu Dejean et David Doucet