Un homme déserte les enfers du bonheur helvétique. Peter Stamm déploie une esthétique de la disparition qui célèbre la beauté vénéneuse de l’univers.
L’un l’autre est un titre idoine pour le neuvième roman traduit en français du Suisse allemand Peter Stamm, qui s’inquiète d’un va-et-vient mental entre Astrid, une épouse qui reste, et Thomas, un mari qui s’en va. Mais le titre original, Weit über das Land (“Bien au-delà du pays”), exprime mieux la passion du livre : non pas tant décrire les affres de la conjugalité chahutée que ce qui la fait fuir.
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Thomas fuit comme il arrive que l’eau le fasse quand une canalisation rompt : subitement, énormément. Car l’inondation de sa disparition abîme aussi bien le confort familial que le bonheur d’une région suisse, neutre à en crever.
Un “principe de vie général qui englobait toute la forêt”
C’est la peur qui fait fuir. Mais la fuite de Thomas est d’une autre nature, moins couarde, plus esthétique, qui l’exhausse. S’en allant par monts et par vaux, Thomas est comme un peintre sans tableau qui, à chacun de ses pas, retoucherait le paysage. Lui et le monde, à un point de proximité qui frôle la dissolution, donc la démence. Thomas dans une forêt : “Il se disait que quelque chose était aux aguets, pas une personne, pas un animal, une sorte de principe de vie général qui englobait toute la forêt.”
Préposé aux machines de l’univers, Thomas se recompose en se décomposant. Ce mouvement, typique d’une certaine littérature germanophone, fait écho aux randonnées de formation d’un Adalbert Stifter, ou encore, puisque tout se résoudra au fond d’une crevasse, à Sur le chemin des glaces, récit fabuleux de Werner Herzog sur son voyage à pied de Munich à Paris. Comment traverser la civilisation – et, à cet égard, la Suisse allemande est un sommet assommant – en inventant sa sauvagerie singulière ? La réponse est encourageante : c’est, tout simplement, possible.
On lira que Thomas a le beau rôle tandis qu’Astrid, femme au foyer, incarne la raison domestique et la dépression afférente qui la consume. Or, pas du tout. Astrid est moins un repoussoir qu’un contre-chant, à égalité de voix : “Elle avait toujours l’impression de se voir de l’extérieur, comme si elle jouait un rôle dans un film qui n’avait rien à voir avec sa vie.” Une autre version du même désir pyromane de disparition.
L’un l’autre de Peter Stamm (Christian Bourgois), traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, 176 pages, 17 €
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