Compagnon de route des écrivains beat, Richard Brautigan fut le Mark Twain de la génération psychédélique. Retour sur le parcours tragique d’un enchanteur, dont l’œuvre poétique ressort aujourd’hui en intégralité.
Sur les ondes d’il y a un demi-siècle, une seule destination et une préconisation unique : “Si tu vas à San Francisco, n’oublie pas de porter des fleurs dans tes cheveux.” L’air du temps fait le reste : au nombre des musts de 1967 figurent clochettes et tambourins, flûtes et fripes vintage, guitares et grands chapeaux – le type de couvre-chef que porte sur la couverture de son tout nouveau livre l’écrivain le plus en vue de Haight-Ashbury, la Mecque hippie.
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Avec la publication de La Pêche à la truite en Amérique, les flower children découvrent – enfin – un romancier à leur image : sous la plume de Richard Brautigan, l’humour fait de l’œil au tragique, la fantaisie flirte avec la métaphysique et l’absurdité file le parfait amour avec la satire.
Au diapason de la génération hippie
Plus jeune (et moins speed) que Kerouac, plus frais que Charles Bukowski et plus fun que Thomas Pynchon – dont le grand roman hippie, Vineland, ne paraîtra qu’en 1990 –, Brautigan est d’emblée à l’exact diapason d’une génération dont l’ambition première est de déverrouiller les portes de la perception.
Au petit jeu consistant à remettre en cause le témoignage des sens et à pointer la concomitante plasticité du réel, cet écrivain d’un genre nouveau est sans égal : dans La Pêche à la truite en Amérique, une cascade est susceptible de se muer en escalier de bois, un canyon de devenir le rayon jouets d’un grand magasin et Jack l’Eventreur de porter, en guise de déguisement, “des montagnes sur les coudes, des geais bleus sur son col de chemise”. Autant dire qu’en langage d’époque Brautigan est carrément far out – et ce d’autant plus que son livre, publié après des années passées à démarcher les éditeurs, a été écrit dès 1961.
Un drôle d’oiseau – tendance échassier – venu picorer les dernières graines du festin beat
Aux yeux de l’establishment littéraire de San Francisco, Brautigan fait initialement figure de drôle d’oiseau – tendance échassier – venu picorer les dernières graines du festin beat. Un grand Duduche blond, coiffé au bol, maigre comme un clou, affamé comme un loup et, pour peu qu’on l’interroge sur son passé, muet comme une carpe. Car sur son adolescence, il veut tirer un trait.
Avant de fuir en août 1956 son Oregon natal, il a légué des dizaines de poèmes à une amie, Edna Webster – dont la fille, Linda, lui fait perdre la boule. A la lecture de ces écrits de jeunesse – tirés de l’obscurité aux Etats-Unis en 1992, publiés aujourd’hui en France dans un recueil bilingue intitulé Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus –, on découvre un expert en pastiches et épigrammes, fan d’Hemingway et de films de série B, amateur d’images où la malice le dispute à la morbidité.
Douze séances d’électrochocs
Mais également un soupirant en perdition, que taraude une question fondamentale : “Je me demande comment j’ai pu être aussi maladroit avec elle/pourquoi je lui ai appris à ne pas m’aimer…” Interrogation subsidiaire : “Ce que je veux savoir, c’est pourquoi elle a 15 ans et moi 21 ?” En l’absence de réponse, l’amoureux débloque.
Pour avoir balancé un pavé dans la porte du commissariat de police de sa bonne ville d’Eugene, puis pris à rebrousse-poil un juge, il est, la veille du jour de Noël 1955, expédié à l’hôpital d’Etat de Salem. Durant son séjour forcé, le jeune homme, diagnostiqué schizophrène paranoïaque, a droit à douze séances d’électrochocs.
Dans l’un des premiers recueils de poèmes de Brautigan – L’Auto-stoppeur de Galilée, publié en 1958 sous une couverture faisant voisiner la croix du Golgotha et une grande roue de fête foraine –, l’hôpital psychiatrique émet un ronronnement amical : “l’asile/se frottait/contre sa/jambe comme un/chat étrange.” Trois ans plus tard, il refait surface à la fin de l’un des chapitres de La Pêche à la truite en Amérique : “Ah oui, il y avait de l’avenir à l’asile de fous. Un hiver passé là-dedans ne pouvait pas être complètement raté.”
Un père disparu dans la nature
L’hôpital a en effet ses bons côtés. Quand il en sort, en février 1956, Brautigan a pris dix kilos – une aubaine pour qui, durant son enfance, a souvent eu le ventre creux. Fils de la Grande Dépression, le gamin a une dent contre sa mère et ignore tout de son père, disparu dans la nature quelques mois avant sa naissance – tout, jusqu’à son nom, qui ne lui sera révélé qu’au terme d’études secondaires durant lesquelles il s’est appelé Dick Porterfield.
Valse des gourbis, des parâtres, des jours de pluie et des petits boulots – en été, cueillir des fruits permet de tenir la disette à distance. Pour surnager, trois bouées : le cinéma, la lecture et la pêche à la ligne. Tandis que ses copains de lycée paradent au volant de leurs automobiles, Richard – qui n’apprendra jamais à conduire – parcourt l’Oregon en stop ou à bicyclette, une canne à pêche sur l’épaule et des histoires plein la tête.
Il squatte la librairie City Lights, se fait des amis , tape dans l’œil de la jolie Virginia, l’épouse à Reno
A son imagination sans frontières – “Fais comme si/est/une ville/plus grande/que New York/plus grande/que toutes les villes réunies” –, Brautigan doit sa survie. Quand il quitte une famille qu’il ne reverra jamais, c’est pour se réinventer dans un biotope propice. A San Francisco, il vivote, traîne de café en séance de lecture, gagne un dollar par ci, un coup à boire par là, squatte la librairie City Lights, se fait des amis – au nombre desquels figurent le poète Jack Spicer, le héros beat Michael McClure et le romancier Don Carpenter –, tape dans l’œil de la jolie Virginia, l’épouse à Reno, lui fait un bébé, Ianthe, et l’entraîne dans les vallées de l’Idaho, où la petite famille pêche la truite durant tout un été.
Quand les poèmes qu’il envoie à toutes les revues d’Amérique lui reviennent, Brautigan vend son sang ou mélange des produits chimiques pour le compte d’un laboratoire. Un métier à même de fournir une métaphore de sa démarche littéraire, car multiplier les expériences stylistiques, jongler avec les genres, doser au plus juste fantaisie et autobiographie et extraire du quotidien son essence fantastique, le laborantin zinzin qu’est Brautigan le fait avec une minutie confinant à la maniaquerie.
Brautigan tient son Neal Cassady
Souffrant d’impécuniosité chronique, il décide de se lancer dans l’écriture d’un roman. Problème : aux yeux des éditeurs de 1961, La Pêche à la truite en Amérique n’en est pas un. Manque pour cela un personnage central, une intrigue résumable et un thème identifiable. Qu’à cela ne tienne : de nouveau célibataire – Virginia l’a quitté –, Brautigan a déjà un deuxième roman en chantier. Lors d’une fête, il a fait la connaissance d’un gars du Sud d’une notable exubérance : en la personne de Price Dunn, il tient son Neal Cassady.
Et donc, sous le nom de Lee Mellon, un puissant personnage moteur de fiction, dont les aventures – arnaquer un “pédé friqué”, draguer des filles vivant “aux marges solitaires du monde”, tenter de se débarrasser de grenouilles en introduisant un alligator dans leur mare – ont pour cadre un Eden boisé, baigné par le Pacifique et autrefois fréquenté par Henry Miller et Jack Kerouac.
Il y a là matière à séduire une maison d’édition, et pas n’importe laquelle : fondée en 1947, Grove Press a, à son tableau de chasse, la crème des écrivains beat. Du coup, Un général sudiste de Big Sur a droit, en janvier 1965, à une chronique dans la New York Times Review of Books : “N’ayant pas entendu parler de Jack Kerouac depuis un certain temps, ses admirateurs auront peut-être envie d’avoir de ses nouvelles par l’intermédiaire d’un volume signé par ce qui semble être l’un de ses admirateurs, Richard Brautigan.”
L’étiquette d’écrivain hippie attire les filles
Courroux de l’auteur, qu’insupporte l’idée d’être réduit au statut de surgeon de la beat generation. A défaut d’être moins réductrice, l’étiquette d’écrivain hippie présente, deux ans plus tard, le double avantage de faire exploser les ventes de La Pêche à la truite en Amérique et d’attirer les filles. Selon Don Carpenter, les brunes à cheveux longs des couvertures des livres de Brautigan (Sucre de pastèque, 1968 ; La Vengeance de la pelouse, 1971 ; L’Avortement, 1971) constituent ses “archives sexuelles”. Aux dires des commères, les seules cravates que possède l’écrivain lui servent à attacher ses partenaires de jeux érotiques…
Les late sixties, parenthèse de tous les possibles. Sur la pochette de Sgt. Pepper’s, les Beatles accueillent près de quatre-vingt célébrités ; dans l’œuvre poétique de Brautigan, dont C’est tout ce que j’ai à déclarer propose aujourd’hui l’intégrale, on en croise presque autant : ici, le Grateful Dead, Jefferson Airplane et Baudelaire ont rendez-vous avec Moby Dick et l’Ophélie de Shakespeare.
Imprimé à l’origine sur huit paquets de graines, un recueil de poèmes prête à l’écriture un authentique flower power
De ces voisinages, le plus insolite est celui de la bêche et du livre. Imprimé à l’origine sur huit paquets de graines, un recueil de poèmes – S’il vous plaît, plantez ce livre – prête à l’écriture un authentique flower power : “En ce printemps 1968, le dernier/tiers du vingtième siècle/ voyageant comme un rêve vers sa/fin, il est temps de planter des livres/de les faire pousser dans le sol, pour que/des fleurs et des légumes puissent pousser de ces pages.”
Pour le grand lecteur de Thoreau qu’est Brautigan, le retour à la nature va, paradoxalement, hâter la fin du rêve. En 1970, on réédite La Pêche à la truite en Amérique. Dans les colonnes du New York Times, le romancier Thomas McGuane en signe une chronique enflammée. Un an plus tard, il apprécie tellement L’Avortement qu’il propose à l’auteur de le rejoindre dans le Montana, où il possède un ranch.
Les flingues, la fête, les filles et la bouteille
Bientôt, Brautigan, déjà propriétaire à Bolinas d’une maison que d’aucuns disent hantée, fait dans les Rocheuses l’acquisition d’une vaste bâtisse, sise à Pine Creek, entre le parc de Yellowstone et la petite ville de Livingston. Un endroit où on sait s’amuser : autant que la pêche à la mouche, le Montana gang de McGuane et de son pote Jim Harrison aime les flingues, la fête, les filles et la bouteille. L’alcool et les armes à feu : un mélange dangereux pour un écrivain dont le premier roman était hanté par le suicide d’Ernest Hemingway…
Adieu, San Francisco et son culte de la paix et de l’amour. A Pine Creek, une culture de la virilité décomplexée s’accompagne de gueules de bois en chaîne. Bien que l’éthique de travail de Brautigan ne donne nul signe de faiblesse – entre 1974 et 1977, il publie quatre “romans de genre”, Le Monstre des Hawkline, Willard et ses trophées de bowling, Retombées de sombrero et Un privé à Babylone –, le climat culturel a changé.
Quand la presse new-yorkaise fait le coup du dédain à son western gothique comme à son pastiche de Chandler, Brautigan, qu’encensent l’Europe et le Japon, se mue en écrivain voyageur. Dans un hôtel de Tokyo, il reçoit en 1977 un coup de téléphone d’une admiratrice locale. Sous ses dehors de ravissante poupée – Don Carpenter lui voit “les plus beaux seins du Japon” –, Akiko Nishizawa est une femme de tête. En décembre, Brautigan l’épouse à San Francisco.
Il picole en compagnie de Sam Peckinpah
L’idylle ne résiste pas aux rigueurs du Montana. Dans l’une des pages les plus saisissantes de sa biographie de Brautigan – Jubilee Hitchhiker, huit cents pages et un kilo et demi –, son voisin de Pine Creek, le romancier et scénariste William Hjortsberg, se souvient d’un matin de juillet. A genoux et torse nu, Brautigan tient à deux mains un couteau à pain. Les cheveux en bataille, Akiko l’encourage à se faire seppuku… Fin 1979, elle quitte son mari et engage une équipe d’avocats.
D’idole absolue, Akiko est devenue aux yeux de Brautigan “cette salope” – en VO ordurière, “that cunt”. A demi-ruiné, l’écrivain divorcé a des fins de mois difficiles. Ses livres se vendent moins, son rêve de voir Le Monstre des Hawkline adapté à Hollywood s’évanouit. Lors de son ultime séjour dans le Montana, il picole en compagnie de Sam Peckinpah. Armés d’un 357 Magnum et d’un Colt calibre 38, le réalisateur de La Horde sauvage et le poète favori des hippies tentent de dégommer un chat de gouttière. Le matou survit mais la poubelle sur laquelle il trônait rend l’âme.
De retour dans sa maison de Bolinas, son dernier coup de fil est pour Don Carpenter : “I love you. Goodbye.”
A l’automne 1984, Brautigan n’a rien publié depuis deux ans. En partie inspiré par un souvenir d’adolescence, son dernier roman, Mémoires sauvés du vent, suit le parcours mortel d’une balle de fusil. Un soir de septembre, il aperçoit Akiko près d’Enrico’s, le café de North Beach où il a ses habitudes. Sans un mot, il tourne les talons. De retour dans sa maison de Bolinas, son dernier coup de fil est pour Don Carpenter : “I love you. Goodbye.”
Puis Brautigan allume la radio, monte le volume à fond, s’introduit dans la bouche le canon d’un 44 Magnum, arme le chien et appuie sur la détente. Un mois s’écoule avant que son corps ne soit découvert. Au printemps suivant, Bret Easton Ellis publie Less Than Zero, et le roman californien change de visage.
C’est tout ce que j’ai à déclarer (Le Castor Astral), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Beauchamp, Frédéric Lasaygues et Nicolas Richard, 780 pages, 32 €
Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus (Le Castor Astral), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Beauchamp et Romain Rabier, 256 pages, 19 €
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