Mort le 28 mars à l’âge de 71 ans, le compositeur japonais aura autant signé de légendaires bandes originales de films que servi de modèle aux musiques électroniques avec son groupe Yellow Magic Orchestra. Hommage.
Une scène nous revient en mémoire : Ryuichi Sakamoto en concert à Londres faxant des messages à des amis aux quatre coins du globe pendant un morceau, Rap the World, pour lequel les machines effectuent l’essentiel d’un travail jadis dévolu aux humains. Parfaite métaphore d’une disruption parfumée d’utopie dont le musicien japonais fut l’un des principaux artisans dès la fin des années 1970 avec son groupe de techno pop Yellow Magic Orchestra, puis en solo au profit d’une œuvre protéiforme et inclassable marquée par l’élégance, l’ingéniosité, ouverte à toutes les influences mais étrangement épargnée par la confusion.
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Au total, c’est près d’une trentaine d’albums aux confins du rock, du jazz, de l’electro, du classique, de la musique médiévale ou d’ameublement, louchant vers le rap, le funk, la bossa-nova, relevant de la stricte expérimentation, du jingle publicitaire, ou puisant dans l’immense vivier des répertoires traditionnels, que nous laisse ce génial touche-à-tout qui vient d’avoir la mauvaise idée de nous quitter à l’âge de 71 ans après un long combat contre la maladie. Il est probable qu’établir à l’heure où s’écrivent ces lignes une playlist de ses “indispensables” reviendrait à faire la part belle aux musiques de film ponctuellement livrées sur commandes qui contribuèrent à lui garantir la reconnaissance du grand public, du célèbre thème de Furyo à celui de The Revenant. Mais en rester là serait évidemment se dispenser du plaisir de plonger dans les profondeurs d’une création autrement passionnante, tissée d’une imagination profuse, tirant vers des mondes inconnus et frappée par un sens mélodique qui n’a plus guère d’équivalent aujourd’hui.
Une nature idéaliste caractéristique
S’il fallait dans cette ligne de vie funambulesque, aux fructueux méandres, aux ruptures inventives, établir un point d’ancrage ce serait au travers d’une confidence que le musicien fit au musicologue David Toop pour son manifeste Ocean of Sound (1996) : “Je ne suis pas un représentant de la culture japonaise. Je déteste séparer le monde entre Orient et Occident. Où est la frontière ? Ma musique mélange bien plus que cela. Tous les différents éléments qui la composent sont organisés en couches simultanées. Cela représente un certain sens de l’utopie. Ma vision porte toujours au-delà des frontières du Japon. L’un de mes amis philosophe et critique a inventé un mot pour définir cela : extranationalisme. L’internationalisme reste basé sur la nationalité. Être extranational, c’est être tel Moïse dans le désert. Il n’y a pas de pays. Il n’y a que les échanges, les transports, les moyens de communication, les marchands mais pas de nationalité. C’est une utopie et elle me ressemble. Je ne souhaite pas être japonais. Je veux être un citoyen du monde. Cela sonne terriblement hippie mais ça me plaît.”
Si cet horizon définit une nature idéaliste caractéristique de cette génération de l’immédiat après-guerre, il reste relativement brumeux s’agissant des moyens pour l’atteindre. Les menées artistiques de Sakamoto porteront à l’évidence la trace des théories nouvelles et des mots d’ordre (le “faites rhizome, pas racine” du duo Deleuze-Guattari) remettant en cause les constructions et hiérarchies régissant encore les usages et les aires culturelles à l’aube du dernier quart du XXe siècle. Elles seront favorisées par l’avènement de nouveaux outils, les synthétiseurs, les sampleurs, un appareillage électronique dont il comptera parmi les utilisateurs précurseurs hors avant-garde, avant de lui substituer peu à peu des instruments plus classiques dans un souci d’épure le ramenant à ses premiers chocs émotionnels, des cantates de Bach aux pièces pour piano de Satie et aux œuvres symbolistes de Debussy.
Au fil des créations il deviendra finalement ce qu’il avait toujours souhaité être : un voyageur sonique se laissant dériver dans une rêverie sans fin qui se teintera progressivement d’une mélancolie, d’une gravité même, non étrangère avec sa perception malheureuse d’un monde où les antagonismes et postures nationalistes reprenaient le dessus au détriment d’autres urgences, climatique, sur la biodiversité, le droit des minorités, la menace nucléaire, causes pour lesquelles il militera jusqu’à la fin.
Qu’il le veuille ou non Ryuichi Sakamoto était pourtant bel et bien japonais, de la méticulosité apportée en toutes choses, à cette spiritualité fluide, non dogmatique, héritée d’un environnement ancré dans le shintoïsme qui infuse pratiquement toute son œuvre. Né le 17 janvier 1952 à Tokyo, il commencera la musique dès l’âge de 3 ans par des leçons de piano. Puis plus tard, s’affranchit du carcan scolaire en découvrant les Beatles, affection jamais reniée, qu’il conjugue avec son intérêt grandissant pour l’avant-garde, notamment les créations révolutionnaires de John Cage.
Un public qui va au-delà des eaux territoriales de l’archipel
Étudiant à l’université des arts de Tokyo, où il se familiarise avec des instruments électroniques nouvelle génération tels que le Moog, le Buchla ou l’ARP, il est sollicité par Yukihiro Takahashi du Sadistic Mika Band pour produire son album solo. Se joindra à eux un autre élément transgressif de la nouvelle scène musicale japonaise en la personne de Haruomi Hosono qui vient compléter le trio de base du Yellow Magic Orchestra dont le premier album éponyme paraît en 1978. Synchro avec la pop robotique du Man-Machine de Kraftwerk mais exploitée en mode plus ludique, ce premier opus digère toute une préhistoire non savante de la musique électronique, du Pop Corn de Hot Butter à l’exotica d’Arthur Lyman en passant par les thèmes inspirés des jeux vidéo Arcade. Cette muzak intelligente par son ironie, sa contagiosité, trouvera aussitôt un public bien au-delà des eaux territoriales de l’archipel, ouvrant les vannes d’un courant dans lequel Human League, Depeche Mode ou Orchestral Manœuvres in the Dark comptent parmi les premiers à frétiller. Autre impact : en 1980 leur single Computer Game devient un succès mondial, donnant par effet subsidiaire la trame au Planet Rock de la légende du rap Afrika Bambaataa. L’influence du YMO et de Sakamoto sur le hip-hop ne s’arrêtera d’ailleurs pas là, de Mantronix à 2 Live Crew en passant par De La Soul.
Vigilant à ne jamais se laisser enfermer dans une quelconque formule, Sakamoto commence alors à bousculer plus sérieusement l’un des tabous majeurs de la culture nipponne en sortant de ce ritualisme formel qui prévaut en toutes choses, des bains purificateurs à la cérémonie du thé. Cette méticulosité extrême qui cherche à sublimer l’artificiel de l’apparence, il en subvertit les usages en visant un décloisonnement total qui va, dès ses débuts solos sur Thousand Knives et B-2 Unit puis Neo geo, quasi manifeste de sono mondial, le consacrer comme musicien global. Compositeur rhizomique par excellence, capable de tisser des affinités électives avec des personnalités aussi diverses que Robert Wyatt, Iggy Pop, Youssou N’Dour, Brian Wilson, cherchant de nouvelles dynamiques dans l’electro jazz du Herbie Hancock de Head Hunters, cela lui permet de donner libre cours à son engouement soudain pour la bossa nova avec Jacques et Paula Morelenbaum, anciens compagnons de route d’Antonio Carlos Jobim. Une quête explosée, foisonnante, galactique, qui pourtant jamais ne s’égare dans l’inutile, l’a peu près, maintient la précision et communique l’émotion par la délicatesse et la profondeur dont elle procède. S’ajoutent à ça les innombrables musiques de film qu’il va enfanter dont Furyo, la plus connue reste éternellement associée à sa prestation dans le film d’Oshima dans le rôle du capitaine Yonoï donnant la réplique à David Bowie. Le thème donnera par la suite la chanson Forbidden Colours interprétée par David Sylvian, chanteur du groupe Japan, gros tube mondial.
À la recherche d’un certain réenchantement
Les années 1980 sont marquées par un certain japonisme où s’agrège le culinaire, les mangas, les arts martiaux, les films d’Oshima et Imamura, jusqu’aux rééditions des romans de Mishima. Lui qui s’en défendait, devient alors, à l’instar des stylistes Kenzo, Issey Miyake ou Yohji Yamamoto, l’ambassadeur d’une culture japonaise désinsularisée. Un point de non-retour qui marque sans doute son besoin de revenir dans les années 2000 à une formulation plus restreinte de son art, avec une suite d’albums dont Playing the Piano ou Async, où il semble être à la recherche d’un certain réenchantement avec des pièces évoquant ses années formatives, celle où l’emprise des chaconnes de Bach s’exerçait sur lui comme un filtre magique, où il dérivait en esprit sur le Children’s Corner de Debussy, les Gymnopédies de Satie, le Mandarin miraculeux de Bartók.
Dans le lit de cette production sans fin, il prendra toutefois le temps d’une reformation de Yellow Magic Orchestra lors d’un concert anti-nucléaire au lendemain de la catastrophe de Fukushima. Dans son dernier envoi 12, paru cette année, il ira jusqu’à livrer au sens le plus strict son dernier souffle, une respiration devenue hésitante et douloureuse en raison de la maladie, comme une réflexion sur sa propre mortalité et comme un ultime témoignage de son humanité. Dans Rhétorique fabuleuse, André Dhôtel écrivait : “Connaissez-vous ce musicien célèbre dont on reconnaissait les merveilles mélodiques et harmoniques en dépit des transitions injustifiables et des changements de rythmes et de tons ? C’est que ses suites musicales avaient été saisies par un réseau sonore qui lui était inconnu comme à nous-mêmes, par un rêve évident tombé tout entier du ciel, comme l’arc-en-ciel ou un grand vol d’oiseaux.” Ryuichi Sakamoto vient de rejoindre cet arc-en-ciel.
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