Jusqu’au 19 février, la Ferme du Buisson laisse entrer l’univers de Chantal Akerman entre ses murs. A l’occasion d’une journée spéciale, exploration entre arts plastiques et cinéma, nous avons navigué entre violence et douceur dans l’univers de l’immense cinéaste belge, disparue il y a un peu plus d’un an.
La Ferme du buisson apparaît, sous un ciel hésitant entre la pluie et la neige, comme un gîte accueillant. L’ancien corps de ferme, devenu centre d’art à la fin des années 70, accueille depuis le 19 novembre dernier, et jusqu’au 19 février, l’exposition Maniac Shadows, créée en 2012 par Chantal Akerman. Un peu plus d’un an après le décès de la cinéaste, l’exposition renaissait au sein de cet espace aéré, dédié aux multiples formes culturelles, du théâtre, du cinéma et de l’art plastique.
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Ce 14 janvier, nommé “Toute une journée Chantal Akerman”, chaleureux noyau d’images mouvantes lové dans le froid de l’hiver, devait pallier l’impossibilité d’effectuer une rétrospective complète des films de la réalisatrice, les travaux du cinéma obligeant la tenue des projections au sein de la salle des représentations théâtrales, les sources disparaissant parfois dans les méandres des droits de diffusion.
“Un peu plus de temps avec elle”
Qu’importe, cette concentration des projections sur un unique jour permet une présence plus prégnante de l’œuvre de Chantal Akerman, journée que Julie Pellegrain, directrice du centre d’art, et Dominique Toulat, directeur du cinéma, ne veulent pas placer sous le signe de l’hommage. Il ne s’agit pas de vénérer une figure lointaine, par pure dévotion, mais plutôt, comme ils le disent joliment, de “passer un peu plus de temps avec elle”.
Cette disparition, aussi soudaine que terrassante, arrivée au début octobre 2015, on l’avait presque, non pas oubliée, mais assimilée. Il a fallu faire avec le manque. L’annonce de cette journée autour, ou dans l’œuvre de la réalisatrice belge, auteur d’une quarantaine de films, trois livres et une quinzaine d’installations, était aussi excitante que porteuse d’appréhension.
Il fallait de nouveau se confronter à ce cinéma d’une force sensible peu commune, s’ajoutant aux forces inhérentes de ce dit “septième art”, qui rend présents les absents, les remet en mouvement. Des déplacements auxquels la réalisatrice ne s’est jamais soustraite. De pays en pays, d’un genre à l’autre, d’une exploration à une expérimentation, elle s’affranchit de toute frontière, et montrer son travail dans un centre d’art permet de la réaffirmer comme une figure majeure de l’art visuel.
https://youtu.be/jx2RNzl-p3Q
L’exposition Maniac Shadows peut être assimilée à la découverte d’une maison, pas tout à fait inconnue : la pièce centrale est un point de passage obligé pour accéder aux quatre autres pièces, chacune dédiée à un objet spécifique: un mur de photos (instants voilés, répétés, entrevus dans d’autres médiums, et dont le point final serait une photographie de la mère), un tryptique vidéo (où ces presque mêmes instants viennent trouver des bornes temporelles, et un dialogue spectral avec leur répétition sombre sur les deux murs adjacents), et, à l’étage, les projections de Saute ma ville (1968) et La Chambre (1972), premiers courts métrages interrogeant l’espace personnel et ses possibilités créatrices, dans l’attente ou l’explosion.
La circulation au sein de l’exposition amène à passer à plusieurs reprises dans ce hall au plafond trop haut, d’où est suspendu un écran sur lequel est projeté une lecture en anglais du dernier ouvrage de la cinéaste belge par elle-même, Ma mère rit (2013). Plan fixe, lumière contrastante, voix posée et continue… Jusqu’à l’imprévu : une page manque.
La région sensible dans laquelle on évolue est habitée par le son. Les échos des différents âges de l’artiste entrent en conflit. Le temps à beau être tenu sur la longueur, pas de repos, d’essoufflement. La lecture sereine fait office de liant, entre les pôles orageux et les pôles introspectifs, habités par la présence sonore ou silencieuse des autres, entre lesquels le visiteur prend son temps – le sien, pas celui du film qui nous est imposé mais qui, paradoxalement, permet de se libérer de tout repère temporel, à l’image de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975).
Un journal intime, ultime trace de l’Holocauste
Un espace secret, hors du temps de l’exposition, prologue ou épilogue de la visite, est adjoint à l’entrée. Une discussion entre Akerman et sa mère, diffusée pour la première fois en 2008 sur France Culture. Offert au son, le lieu est habité par les fantômes. On considère souvent Chantal Akerman comme une cinéaste de l’intime, et cet intime passe par le dialogue avec celle qui sera le sujet de son dernier film, No Home Movie (2016).
Au creux de cet échange, le journal intime de Sidonie, la grand-mère, la seule chose qui reste après l’Holocauste, sorti de nulle part : “Je ne me souviens plus comment on a pu le récupérer.” Ecrit en polonais vers 1921 à l’âge de 15 ans, il sert à raviver la langue perdue, à la faire entendre malgré le temps passé – et ce besoin de photocopies, “sinon on n’aura plus de traces”.
Cette archéologie d’un passé intime, la recherche d’une trace, preuve de son existence propre que l’histoire ne peut nier, réside dans un certain nombre des films présentés à l’occasion de Toute cette journée Chantal Akerman.
Le premier d’entre eux est symbolique : Chantal Akerman par Chantal Akerman (1997), autoportrait de la série de Janine Bazin et André S. Labarthe Cinéastes, de notre temps, s’ouvre sur l’intérieur d’un appartement, et la réalisatrice elle-même qui sort d’un renfoncement, hors-champ dans le champ. Elle s’adresse directement à la caméra, lit un texte préparé auparavant, dans lequel elle refait le court parcours qui sépare cette idée de l’autoportrait, lancée négligemment, de la réalisation.
Cette introduction, sorte de lettre d’intention, est ponctuée de coupes, des fondus au noir qui durent le temps d’une expiration. L’apparition multiple du visage, le regard fuyant les yeux-objectifs de l’interlocuteur… Elle a appliqué sa technique de travail à elle-même : observer calmement, fixement un corps qui bouge, et lui donner le temps de s’exprimer, par la voix ou le geste.
Du tragique au comique
Dans Sud (1999) et Demain on déménage (2004), respectivement documentaire basé sur un crime raciste dans une ville du Texas et comédie de chambre, peuvent se rejoindre sur cette même idée de trace. Celle qui est explorée, le long des kilomètres de route sur lequel a été traîné le corps d’un habitant noir de Jasper, celle qui imprègne la recherche d’un chez-soi, dans l’appartement visité qui “sent la Pologne” et le carnet retrouvé, encore, dans le recoin d’une armoire.
Entre ces deux films si différents, une double notion tragique et comique, présente dans Saute ma ville et, selon et au regret de la cinéaste, absente du reste de sa filmographie. C’est que cette identification aux genres n’a pas lieu d’être, au milieu d’une œuvre naviguant dans l’hyper-sensible du monde.
Les années à venir seront certainement, en tout cas il le faut, marquées par des remasterisations des films de Chantal Akerman, afin de permettre la diffusion plus large que son travail mérite. L’exposition Maniac Shadows est un très bon point de départ pour qui serait curieux de découvrir cette figure complexe, inspiration de cinéastes comme Michael Haneke ou Gus Van Sant, et permet en outre de voir comment l’universel peut être travaillé par l’intime, la simplicité d’une conversation avec quelqu’un que l’on regarde droit dans les yeux.
Signalons enfin que le dimanche 19 Février, jour de clôture de l’exposition, la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton, qui a travaillé avec la cinéaste à plusieurs reprises, accompagnera les projections de Saute ma ville, pour un dialogue image/musique inédit.
Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1994)
https://youtu.be/1cpN2w-Tazg?t=37s
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