Au XIXe siècle, comment des ouvrier·ères soumis·es aux cadences du capitalisme industriel envisagent un nouvel ordre possible.
Le hasard du calendrier des sorties produit parfois des coïncidences aussi géniales qu’étonnantes. Alors que L’Établi de Mathias Gokalp nous plonge dans les entrailles de la machine ouvrière dans la France post-68 pour saisir, de l’intérieur, une révolution qui s’organise, Désordres lui succède une semaine plus tard comme pour mieux le prolonger – synchronicité bien à propos pour un film prenant pour cadre une horlogerie. Nous sommes au début des années 1870, dans un petit village du nord-ouest de la Suisse où tout vit au rythme d’une usine de montres.
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Dans ce microterritoire, le capitalisme dans sa forme moderne en est encore à ses balbutiements tout en étant déjà rigoureusement installé. On y fait cette découverte élémentaire mais vertigineuse que même le temps, ou plutôt sa mesure, est une construction à laquelle l’ouvrier·ère doit se plier pour répondre aux exigences de productivité. En ne montrant jamais l’intégralité du cycle de production et en s’assurant que chaque étape reste séparée de la suivante, la mise en scène révèle avec une force imparable l’absurdité de la division du travail et l’aliénation qu’elle produit sur celles et ceux qui sont réduit·es à n’être qu’un écrou au cœur de la chaîne de fabrication.
Autant ragaillardi·es par le souvenir récent de la Commune de Paris et ses prodigieuses conquêtes sociales (égalité de salaires entre hommes et femmes, redistribution des richesses aux plus démuni·es) que paralysé·es par la sanguinaire répression qu’elle a subie en mai 1871, les habitant·es forment leur esprit à un nouvel ordre possible : l’anarchisme.
Que l’insurrection prenne forme ou ne prenne pas…
Dans un geste pointilliste délicieusement envoûtant, qui fonde sa matière autant sur ce qu’il montre à l’image que sur ce qu’il omet volontairement, Désordres explore les arcanes secrets d’une société en mutation. Si, étymologiquement, l’anarchisme se fonde sur l’absence (de chef, d’autorité, de gouvernement), Cyril Schäublin fait de cette absence une force invisible prête à tout instant à envahir l’écran. Une idée retranscrite au sein de plans à la construction décadrée comme pour mieux nous suggérer un équilibre en train de subtilement chavirer. Que l’insurrection en marche prenne forme ou ne prenne pas, nous n’aurons pas la réponse. Si l’histoire se construit sur l’invisibilisation de certains récits, le film de Schäublin remet celui-ci au centre.
Désordres de Cyril Schäublin, avec Clara Gostynski, Alexei Evstratov (Suis., 2022, 1 h 33). En salle le 12 avril.
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