A 35 ans, elle a remporté le prix Goncourt avec Chanson douce, roman incisif sur la monstruosité humaine. Gestation, écriture, réception : elle raconte une année toute tournée vers la littérature, où le “vrai monde” fait parfois de brutales incursions.
HIVER. “Ma vie morne, plate et tranquille, où les phrases sont des aventures.” Gustave Flaubert
J’aime l’hiver. De cette saison, j’aime ce que d’autres détestent : la morosité, le froid, la grisaille. La nuit qui étend son territoire. A 17 heures, à la fin d’une journée de travail, je suis heureuse que mon épuisement rencontre le crépuscule. Alors, je marche dans les rues, retrouvant doucement le chemin du réel, du vrai monde. J’abandonne mes personnages pour quelques heures ; les tâches quotidiennes m’accaparent. Préparer un repas, jouer, faire couler un bain, lire une histoire.
L’hiver est la saison de l’écriture.
Le “vrai monde”, j’ai plus que jamais envie de le fuir. Depuis mon bureau, j’entends une discussion. Les mêmes mots, toujours. Terrorisme, islam, attentats. A présent, ils débattent du projet de loi sur la déchéance de nationalité. Les cris montent jusqu’à moi. Chacun a un avis et depuis quelques mois, je découvre combien ces avis sont tranchés, sombres, pessimistes. Même autour de moi, la peur a gagné les esprits.
Je serais bien descendue boire un verre de vin, fumer une cigarette. Mais je ne descendrai pas. Je n’ai plus envie de parler. Je n’ai plus envie de donner mon avis, moi qu’on appelle parfois pour écrire sur les femmes musulmanes, le terrorisme, l’identité. Je suis aux abonnés absents.
“Toutes les grandes discussions ne servent qu’à une chose : s’aveugler soi-même et aveugler les autres”, écrivait Tchekhov.
Un soir, je parle avec un ami algérien. Il vit à quelques mètres de la Belle Equipe. Nous parlons de l’actualité, de Daech, de l’attentat du Bataclan. Il a quitté son pays pendant la décennie noire. Il pourrait vous en raconter sur les instituteurs égorgés, les femmes bravant la peur pour sortir tête nue. “J’ai abandonné Alger, ma famille, ma vie. J’avais juste envie de pouvoir m’attabler en terrasse avec une jolie femme, m’enivrer avec elle, la tenir par la main dans la rue. Et puis ces salauds sont venus. Et ils ont tiré sur mon idée.”
Je suis en train de terminer un roman. Sur l’ordinateur, le document s’appelle Nounou. Depuis la fin du mois de janvier, je me suis isolée à la campagne. Je vis avec Louise, Myriam et Paul, dans le silence de ma maison normande. Au bout de deux jours, j’ai perdu la notion du temps. Je marche dans le couloir, enroulée dans ma vieille couverture beige, et je parle à haute voix. Je mange dans la casserole, je m’endors sur le clavier de l’ordinateur. Aujourd’hui, j’ai écrit toute une scène et je ris comme une forcenée.
La littérature est ma maison. C’est là que je veux vivre. C’est le lieu où je peux me défaire de mon identité sociale, ethnique, de mon genre. Ecrire est un extraordinaire exercice de libération. Derrière mon bureau, je suis affranchie de toutes les assignations auxquelles le vrai monde, lui, me ramène.
PRINTEMPS. “Si tu ne peux pas quitter l’endroit où tu te trouves, tu es du côté des faibles.” Fatima Mernissi
“Migrant”. La laideur de ce mot doit bien dire quelque chose de notre propre laideur à nous. C’est un mot pour les voyageurs sans ticket, ceux qui croupissent dans les cales ou au fond de la mer. Un mot qui ne dit rien, qui lime la réalité, l’efface, la ridiculise. Depuis des mois, je suis hantée par les fantômes. La nuit, je pense au corps des enfants échoués sur les plages. Au sourire de Mohamed, 10 ans, dont je lis l’histoire dans un article de Libération. Il a perdu ses parents durant la traversée et toutes les nuits, dans la jungle de Calais, il crie le nom de sa mère.
L’exil, l’immigration, ont toujours fait partie de ma vie. A Rabat, dans les années 1990, je me souviens des longues files d’attente qui se formaient, dès 4 heures du matin, devant les consulats. Des histoires de jeunes garçons partis de Beni Mellal ou de Khouribga et qui brûlaient leurs passeports avant de prendre la mer. Sur les hauteurs de Tanger, des familles entières viennent s’asseoir pour regarder l’Espagne. Moi, je n’ai jamais regardé la mer comme ça. Je n’ai jamais su ce que c’était d’être enfermé chez soi.
Je suis au Maroc pour travailler sur Sexe et Mensonge, un livre qui rassemblera des témoignages de femmes marocaines sur leur sexualité. A Casablanca, je monte dans un taxi. Le chauffeur chante Your Song d’Elton John. Il me demande ce que je fais dans la vie. Je lui dis écrivain, en n’espérant récolter que de l’incrédulité. Mais l’homme se penche et ramasse sous son siège un exemplaire corné de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway. “Tu connais ?”, me demande-t-il.
Il me raconte que dans les années 1980 il a acheté un billet Interrail et fait le tour de l’Europe. Il est tombé amoureux d’une Anglaise, s’est fait refouler à Calais (déjà…) et a fait la plonge dans un restaurant marocain à Amsterdam. “Je suis allé jusqu’en Suède mais je n’ai pas vu d’aurore boréale. Quand je raconte ce voyage à mon fils, il ne me croit pas. Il n’est jamais sorti du Maroc et il n’en sortira sans doute jamais.”
J’ai trouvé un titre. Le roman s’appellera Chanson douce. Les berceuses sont des airs inquiétants, hypnotiques, qui évoquent aussi bien la douceur que la terreur des nuits enfantines. Je tiens le livre dans mes mains pour la première fois. Bientôt, il va aller vivre sa vie loin de moi. Louise prendra le visage que d’autres lui donnent.
ÉTÉ. “Le vent se lève !… il faut tenter de vivre.” Paul Valéry
L’été est une saison lourde, épuisante, inutile. Je m’y ennuie. Elle contrarie ma solitude, mes envies d’immobilité. La pluie est l’alliée des casaniers et des paresseux.
Je passe trois jours à Moscou. Je m’assois sur un banc dans le petit jardin qui jouxte la maison de Tchekhov. A la porte, la vieille gardienne me fait signe de rentrer. Elle me montre le bureau de l’écrivain, le petit théâtre où il faisait répéter ses comédiens, les photos de famille au-dessus du lit où il faisait la sieste. Sur mon téléphone, les alertes se multiplient. Ces alertes-là, je les reconnais. Un camion jeté à toute allure sur la promenade des Anglais. Les dizaines de morts. Les images, impossibles à regarder, de cette course infernale.
La Méditerranée, cette année, est tachée de haine et de sang.
AUTOMNE. “Oh ! oh ! dit le grillon, je ne suis plus fâché ; il en coûte trop cher pour briller dans le monde. Combien je vais aimer ma retraite profonde ! Pour vivre heureux, vivons caché.” Florian
Après des mois de doutes et de travail, Chanson douce est sur les étals des libraires. La rentrée littéraire est une drôle d’exception française. Pendant quelques semaines, les livres vont susciter des passions. Les critiques tombent. Les festivals s’enchaînent. Je retrouve les copains, les cafés dans le wagon-bar, les rencontres en librairie et les séances de dédicaces.
Le 3 novembre, je gagne le prix Goncourt.
L’écrire ne rend pas cela plus réel. Je me souviens des moindres détails de cette journée. Du soleil le matin sur la rue des Abbesses où j’ai bu un café, de mon arrivée chez Gallimard, des rires de mon éditeur, de l’empoignade des journalistes devant chez Drouant. Je me souviens du goût de la tarte à l’ananas, des mots prononcés, de la force des accolades. De ma joie aussi, si grande, si pure. Du regard de ma mère.
“Votre vie a-t-elle changé ?”, me demande-t-on. Non, et je veux prendre le temps de la vivre. Dans les trains qui m’emmènent de Toulouse à Biarritz, de Nîmes à Louvain, je m’interroge. Qu’est-ce qu’être une femme libre ? Que faire de sa parole quand on sait qu’elle est entendue ? Comment rester sincère, comment expliquer qu’on ait parfois besoin de se taire ?
Je me demande aussi de quoi est fait le véritable courage et si c’est une lâcheté de refuser d’aller sur les terrains où l’on m’entraîne. Comment ne pas me perdre ? Comment garder le goût de la solitude ? Comment préserver ma passion sacrée pour la littérature ?
Bientôt l’hiver reviendra et j’irai me cacher au fond du couloir, dans ma maison normande. La plus belle saison commencera.