Sous la direction de Patrick Boucheron, une “Histoire mondiale de la France” renouvelle et élargit le regard sur l’épopée d’un pays, enfin libérée du cadre nostalgique de ses grandes dates mythiques. Une somme essentielle pour comprendre ce que fut et est réellement la France.
S’il a endossé avec majesté et hauteur de vue les habits de l’historien respecté de tous depuis son entrée au Collège de France fin 2015, Patrick Boucheron n’en reste pas moins un plaisantin ; comme si écrire l’histoire n’empêchait pas d’en rire un peu, surtout lorsque l’exercice est collectif, partagé avec ses pairs.
Ce tropisme farceur transpirait sur la scène du Théâtre de la Colline, samedi 14 janvier, où Patrick Boucheron avait réuni autour de lui une grande partie des 122 auteurs ayant participé à l’aventure de L’Histoire mondiale de la France, éditée par Séverine Nickel ; une entreprise historiographique dont on dit qu’elle constitue déjà un événement éditorial majeur, tant la nature de son projet, autant que la portée de ses textes sur 140 dates de l’histoire de France, renouvellent d’un geste frais et tranchant un genre usé et instrumentalisé de tous côtés.
L’humour contre la nostalgie fantasmagorique
Sur scène, l’historien jouait au journaliste cherchant la petite bête, prenant soin de chahuter ses convives pour les conduire à expliquer leur démarche, tout en en soulignant les apparentes cocasseries. Les quatre coordinateurs – Pierre Singaravélou, Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin – répondaient ainsi aux questions faussement naïves de leur directeur d’ouvrage, s’amusant de son propre jeu : prendre à revers le bien fondé de la démarche collective, dans un élan moins masochiste que simplement ironique, persifleur (et persan).
“Franchement, ce choix par dates, n’est-ce pas un peu réactionnaire ? “, s’interrogeait Boucheron, sous forme d’interpellation visant à éclairer le sens d’un projet critique à la fois classique et inédit. Dire la France ? A quoi cela tient-il ? Comment le “dire“ ? Comment y parvenir sans se complaire dans la description mythologique de son roman, dont les idéologues font leurs choux gras (très gras) depuis le tournant réactionnaire d’une partie du monde intellectuel, obsédé par l’éloge du génie immémorial d’un pays figé dans la nostalgie fantasmagorique de ce qu’il fut (et ne fut pas).
L’objet “histoire de France” a été laissé à “des conteurs peu scrupuleux“ ces dernières années ; comme si les plus conservateurs des historiens avaient préempté l’analyse de cet objet, contre laquelle les amis de Patrick Boucheron n’avaient jusqu’alors que leur lucidité critique à opposer. Or, le geste de déconstruction de ce récit dominant tournait lui-même en rond ; désintoxiquer les discours frelatés ne servait à rien sinon à se rassurer soi-même. Réagir sans cesse aux autres était devenu pour beaucoup d’historiens épuisant et inefficace.
D’où l’idée de répondre au même niveau : célébrer aussi l’histoire de France, mais à revers, à rebours de toute volonté de mythification, face à la complexité et la durée de sa construction, de ses coups d’éclats comme de ses coups bas. “Il s’agit moins d’élaborer une autre histoire que d’écrire autrement la même histoire“, se justifie Patrick Boucheron. “Plutôt que de se complaire dans les complexités faciles du contre-récit ou dans les dédales de la déconstruction, on a cherché au contraire à affronter, sans louvoyer, toutes les questions que l’histoire traditionnelle d’une France toujours identique à elle-même prétend résoudre“.
Partant d’une intuition, puisée dans une phrase de Jules Michelet, dans son Introduction à l’histoire universelle (1831) – “Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France“ – le collectif d’historiens rassemblés par Boucheron s’est penché sur cette épopée nationale, depuis l’an 34 000 avant notre ère (et la grotte Chauvet) aux événements de 2015. Entre ces deux seuils, 138 dates sont explorées à travers des notules assez courtes et denses (10 000 signes).
“L’entrée par les dates s’impose comme la manière la plus commode pour déjouer les fausses évidences du récit traditionnel : elle permet d’évoquer des proximités pour les déplacer, ou au contraire de domestiquer d’apparentes incongruités“, estime Patrick Boucheron.
Outre la longueur du texte, l’autre contrainte imposée à chaque auteur fut de proposer un récit accessible, de sorte que le livre puisse toucher un public aussi large qu’exigeant. Qui a dit qu’une histoire écrite par des universitaires austères ne pouvait pas être populaire ? Le récent essai de Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les Rêves, une histoire populaire de la France (éditions Zones, La Découverte) en forme un autre exemple édifiant.
Fureter et s’aventurer
L’histoire que racontent Boucheron et ses amis n’abandonne pas plus la chronologie que le plaisir du récit. “Chaque date est ainsi traitée comme une petite intrigue“, insiste l’auteur. Se succédant à elle-même, au fil de chaque texte, cette vitalité contamine l’ensemble du volume, structuré en 23 périodes distinctes. “Aux prémices d’un bout du monde ; de l’Empire à l’Empire ; L’ordre féodal conquérant ; Croissance de la France ; La grande monarchie d’Occident ; La puissance absolue ; La nation des Lumières ; Une patrie pour la révolution universelle ; La mondialisation à la française ; Modernités dans la tourmente ; Après l’Empire, dans l’Europe ; Aujourd’hui, en France“.
A chaque lecteur de fureter et s’aventurer dans les âges de cette épopée nationale selon ses préférences ; de se perdre surtout, en prenant le risque de confronter, par exemple, son absence d’intérêt supposée pour le Moyen-Age à la découverte du récit de la mort de Saint Louis à Carthage.
“Nous n’avons pas cherché le contre-pied systématique : les dates attendues (800, 1515, 1789, 1914…) sont bien présentes, mais réinvesties par la volonté d’y reconnaître l’expression locale d’un mouvement de plus grande ampleur“, précise Patrick Boucheron. “D’autres dates sont décalées, ou réintégrées dans le récit national : le coup d’Etat de Pinochet en 1973 n’est-il pas aussi une date de l’histoire française dans la mesure où cet événement produit dans les consciences politiques une entaille profonde ?”
L’un des traits les plus pertinents de cette somme est de jouer en permanence sur les renvois. C’est un jeu de correspondances qui se dessine dans le livre : un jeu que les historiens assumèrent eux-mêmes sur la scène de la Colline, en parlant de leurs travaux spécifiques en résonance avec la lecture d’un autre. Chaque texte et chaque date renvoient à d’autres textes et d’autres dates qui les précèdent ou leur succèdent ; une manière de rappeler que l’histoire n’est jamais seulement la description d’un moment donné et reste surtout l’analyse d’un événement qui le dépasse lui-même, dans le temps et dans l’espace. Ce n’est que cela l’histoire mondiale de la France : l’histoire d’un pays qui n’existe pas séparément du monde, mais qui n’existe pas non plus séparément de lui-même, c’est-à-dire de tous les effets de sédimentation qui nourrissent au fil du temps la bête “France”.
Jouer avec les renvois d’un auteur à l’autre
Se déprendre d’une vision étriquée et rétrécie d’un paradis perdu, c’est se rappeler à tous ces événements, monstres ou infra-historiques, qui par leur accumulation ici consignée construisent une “identité“, irréductible à la possibilité même d’en définir le socle rigide. Cette multitude de récits adossée à cette multiplicité de références politiques, sociales et culturelles, traversent cette somme “monstrueuse“.
Dire la France, c’est défendre un double mouvement consistant à “dépayser l’évidence et familiariser l’étranger“ au cœur d’un système de connaissances imparfaites. Si 140 dates ne suffisent pas à clôturer définitivement le récit d’un pays, elles agissent surtout comme un effet d’ouverture, de relance et d’élargissement de nos propres croyances. De telle sorte que cette Histoire mondiale de la France prend elle-même date avec son propre objet, comme si elle formait la 141e date secrète d’une entreprise généreuse et heureuse.
Jean-Marie Durand