La jeune artiste polonaise, dont la photographie est élargie à la performance et à la scénographie, présente au BAL à Paris une réflexion doucement dérangeante autour des structures de pouvoir qui informent les espaces domestiques et les rapports intimes.
Dès l’entrée de l’exposition de Joanna Piotrowska, tout force à prendre en compte l’espace. Encore faut-il préciser ce rapport de force. On parle souvent d’une main d’acier dans un gant de velours : il y a de cela, au sens d’une contention paisible, ou d’une servitude volontaire, dans le travail de la jeune Polonaise aujourd’hui Londonienne d’adoption.
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L’artiste pratique une photographie élargie : ses clichés, d’un noir et blanc sans contrastes, procèdent rarement de la prise de vue. Plutôt, l’appareil capte des situations où les protagonistes se livrent à une série d’infimes gestes performés qui déclinent leur rapport à l’autre, aux objets également, de sorte à exacerber l’étrangeté du quotidien.
Quelque chose se décolle, à peine, maintenu dans une tension indicible entre la contrainte et la protection, l’oppression et l’habitude. Pour le ou la spectateur·rice également, le corps qui perçoit devient lui-même le sujet de la performance : parce qu’il doit se baisser sans vraiment s’accroupir, tendre le cou sans tout à fait tourner la tête, l’inconfort de la posture détricote les paisibles habitudes de visite.
La dialectique de l’enfermement et de la domesticité
Au BAL, la première exposition solo de celle qui participait à l’été à la Biennale d’art de Venise et à l’automne à la Biennale de Lyon se donne comme un environnement de déstabilisation. Le premier étage présente son vocabulaire, au fil d’une sélection de photographies et de films. Les couleurs des cadres et de la moquette indiquent déjà, par un bleu désaturé et comme élimé par le passage du temps, que les franches évidences et autres oppositions trop tranchées faiblissent, vacillent.
Mais il faut emprunter l’escalier qui mène au second espace d’exposition pour prendre pleinement la mesure de sa maîtrise de l’espace. Là, on aperçoit, d’abord de haut, une structure labyrinthique ménageant des points de vue et des voies sans issue. D’un rose saumon lui-aussi fané, ambigu et anachronique, le parcours accueille ses œuvres les plus récentes.
Enfermement et domesticité : l’artiste est venue disposer, par un accrochage millimétré, les tirages obtenus en prélevant, au sein d’un album photographique de famille, certains détails isolés et agrandis. C’est un index devant les lèvres intimant au silence, des doigts qui en enserrent d’autres, un geste secret esquissé derrière un dos ou un couple juvénile à la pose maniériste crispée.
Les effets des dynamiques de pouvoir rendus sensibles
Dans les coins ou au ras du sol, au bout des couloirs et au creux de l’enfilade, ces détails d’une intrigue sans histoire pointent les relations interpersonnelles et les dynamiques de pouvoir. Celles qui sont propres à toute vie en société organisée, à tout cercle intime où la familiarité se leste de non-dits ; celles qui, également, se diffusent tout en restant tapies dans l’ombre, font sentir leurs effets alors même que leurs causes restent invisibles.
Joanna Piotrowska, de même, présente les effets de ces dynamiques de pouvoir tout en les laissant affleurer dans la sphère sensible. D’une infinie ambiguïté, son travail d’images et d’environnements ne représente rien au sens strict : l’artiste nous présente à nouveau ce que l’on ne perçoit pas, et qui pourtant opère déjà.
Et si la veine foucaldienne de sa pratique est incontestable, cela serait moins au sens du concept de l’hétérotopie que de la conférence qui y mena. Dans Des espaces autres (1967), le philosophe définissait la société actuelle comme définie davantage par l’espace que le temps : un système de relation encore plus intangible, invisible et indicible que les fameuses cabanes d’enfants ou les théâtres, car niché au cœur même de toute vie en société.
Joanna Piotrowska. Entre nous, du 16 février au 21 mai au BAL à Paris
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