La nouvelle création très touchante de Laura Shigihara (“Rakuen”) et le facétieux puzzle game de Daniel Benmergui tirent parti de la capacité du jeu vidéo à raconter des histoires.
“Close the book.” Oui, c’est bien ça : dans le menu principal de Mr. Saitou, on ne nous propose pas comme d’habitude de “quitter le jeu” au terme de notre partie mais bien de “refermer le livre”.
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Par un curieux hasard du calendrier, au même moment que ce chapitre additionnel du bouleversant Rakuen de la développeuse et musicienne Laura Shigihara (dont les compositions peuvent s’entendre dans Plants vs Zombies, World of Warcraft ou To the Moon) paraît un autre jeu indépendant dans lequel le livre tient une place (encore plus) centrale : Storyteller, de l’Argentin Daniel Benmergui, dont le premier prototype remonte à 2008. Pour nous rappeler qu’entre autres choses, le jeu vidéo peut aussi être l’art de (se) raconter des histoires ?
Mécanique narrative
Dans Storyteller, c’est très précisément l’objectif qui nous est confié. En haut de la page figure une brève description de l’action qui doit s’y dérouler : “Un cœur brisé est guéri”, “Tous rejettent Edgar”, “La sorcière devient favorite du miroir”… À nous d’utiliser les éléments à notre disposition, personnages et icônes évoquant un lieu, un état ou une action (“mariage”, “amnésie”, “falaise”, “exécution”…) pour produire, de case en case, le récit attendu. C’est une affaire d’assemblage, un exercice de mécanique narrative dont l’enjeu est de trouver comment les pièces s’imbriquent. Parfois, la solution est évidente. Ailleurs, c’est en tâtonnant qu’on cherche, par le bon enchaînement de saynètes, à amener les protagonistes de chaque micro-fiction à effectuer ce qu’on attend d’elles et eux.
Derrière le puzzle game aussi subtil qu’original et au matériau d’origines diverses (contes de fée, polars, mais aussi… Samuel Beckett) se cache un facétieux traité sur les passions humaines. Qu’est-ce qui détermine les comportements ? Dans quelle mesure sont-ils prévisibles ? Le plus étonnant étant que l’on peut aussi bien voir ici une réflexion piquante sur la création littéraire que sur la mise en scène de théâtre et de cinéma ou sur la programmation d’un jeu vidéo et de l’intelligence artificielle de ses personnages non jouables. Le seul vrai défaut de Storyteller est qu’il donne envie de plus : plus de chapitres, de variations, voire d’un mode permettant de créer ses propres énigmes narratives. Ce qui est aussi une preuve de sa belle réussite.
Voyage imaginaire
Mr. Saitou est en apparence plus classique. Dérivé, donc de Rakuen, le précédent jeu aux allures de RPG des années 1990 (mais sans combats) de Laura Shigihara, il en reprend le principe de fuite momentanée dans un univers fantastique. Ici, c’est un salaryman en crise qui part en voyage imaginaire en compagnie d’un petit garçon croisé dans l’hôpital où il s’est retrouvé après un “accident”. “Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs”, d’après la formule (faussement) attribuée à André Bazin par Jean-Luc Godard dans Le Mépris.
Ici, le jeu vidéo offre à l’homme ayant perdu tout désir un monde irréel s’accordant aux rêves de l’enfant qui l’accompagne (et dont rien n’interdit de penser qu’il pourrait être un autre lui-même). C’est très simple, direct, touchant. Et drôle, aussi, souvent. C’est fort comme un livre dont, même après l’avoir refermé, on ne sort jamais totalement.
Mr. Saitou (Laura Shigihara), sur Mac, Linux et Windows, environ X€. Également disponible sur Switch en bonus de Rakuen (environ 25€)
Storyteller (Daniel Benmergui/Annapurna Interactive), sur Switch, Mac et Windows, environ 14€
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