Après “Désirer à tout prix” en 2022, le militant et journaliste raconte sa transition transmasculine dans “La Fin des monstres”, première parution de la nouvelle maison d’édition La Déferlante, lancée par la revue féministe du même nom. Et propose un autre regard sur la masculinité.
Il y a un an, vous écriviez sur le couple et l’érotisme dans Désirer à tout prix (Binge Audio/“Sur la table”). Vous voici de retour avec La Fin des monstres, dans lequel vous retracez votre transition female to male. Pourquoi ce besoin du récit ?
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Tal Madesta — Je voulais écrire ce que j’aurais aimé lire un jour dans ma vie. J’ai l’impression que l’on parle mal des transitions, souvent instrumentalisées à des fins réactionnaires. Je voulais proposer un contre-récit sur ces deux premiers livres, décaler le regard, offrir une autre perspective.
Quels discours réactionnaires vous ont particulièrement choqué ?
Des médias se font le relais de tribunes transphobes, notamment Marianne, Valeurs actuelles et Le Figaro. Il y a aussi tout ce que l’on peut voir sur les plateaux TV, comme le débat sidérant de violence entre la première maire trans française, Marie Cau, et l’activiste anti-trans Dora Moutot dans l’émission Quelle époque ! en octobre 2022. On nous présente comme pathétiques, dégénéré·es. J’ai voulu montrer une autre réalité, réhumaniser le sujet. Aujourd’hui, on parle de “la question trans”, comme s’il n’y avait plus d’individus derrière. On devient un objet politique et philosophique, et ça me pose question. Ce n’est bien entendu pas un point de vue universel. Je suis un homme trans blanc, ce qui est plus simple qu’une femme trans par exemple.
“Beaucoup de personnes ne transitionnent pas pour proposer une espèce de performance esthétique, ou pour dépasser les frontières du genre”
Vous semblez vous opposer au penseur trans Paul B. Preciado en expliquant dans votre introduction qu’il campe “un monstre qui parle” et que vous refusez de “camper ce rôle de bête difforme qui s’agite”.
Je ne m’oppose pas totalement à lui. J’ai des critiques sur son travail. Mais il précise bien que “le monstre” naît dans le regard des autres. Reste qu’il a une approche gender fuck, subversive, dans la lignée des philosophes postmodernes du genre qui le traitent comme une performance. Je voulais aussi montrer l’aspect matériel de la transition, dans le sens où beaucoup de personnes ne transitionnent pas pour proposer une espèce de performance esthétique, ou pour dépasser les frontières du genre. On est dans une survie pure. Mon but n’est pas non plus d’être dans l’assimilation, de dire qu’on est “gentil·les et normaux·ales”, mais de proposer autre chose.
Pouvez-vous nous raconter cette survie ?
Du jour au lendemain, on est dans un parcours jalonné de rendez-vous médicaux. Il y a un isolement énorme. Moi, j’évolue à la base dans des milieux militants, donc je suis entouré. Mais tout le monde ne peut pas en dire autant. Avec ma famille ça a été affreux, les gens n’ont plus voulu me parler. Pendant longtemps, ça a été le drame de leur vie. C’est très vulnérabilisant d’être dans un parcours qui vise à être plus heureux·se et que ce vœu de bonheur soit vécu comme la pire des tragédies par celles et ceux qu’on aime…
“Je suis en couple avec une femme trans, et l’espace public est un cauchemar”
Ensuite, c’est une survie économique, car l’accès à l’emploi, au logement est très compliqué. Je dois encore me déguiser quand mon proprio vient, car il appartient à La Manif pour tous. Nous sommes dans une négociation perpétuelle dans notre rapport au monde. Et c’est épuisant. L’impression d’être sur un fil où l’on peut perdre les choses très vite. Je suis en couple avec une femme trans, et l’espace public est un cauchemar. Dès qu’on va dans la rue, on se prend des regards, des insultes. Des gens rigolent quand on est à table. Parfois, c’est trop compliqué d’affronter l’extérieur. On n’a pas le luxe de la banalité. Acheter une baguette de pain à la boulangerie peut se transformer en épisode humiliant.
À quel moment décidez-vous de transitionner ?
Le récit majoritaire veut qu’à 4 ans on pleure parce qu’on met des robes et que c’est terrible. Il faudrait que l’expérience trans soit marquée par une haine de soi et une douleur profonde depuis qu’on est né·e. Ça en dit long sur la façon dont on envisage la transidentité… La seule bonne raison serait d’avoir envie de crever depuis l’enfance. Moi, je ne me retrouve pas là-dedans. Ce sont des discours qui peuvent avoir une réalité mais qui sont souvent tricotés pour les autres, pour justifier notre choix. Chez moi, c’est venu avec le militantisme. Je n’avais jamais entendu le mot “trans” avant… J’étais dans la performance de l’ultra-féminité. Pas du tout tomboy ou butch. Je portais des talons aiguilles, du maquillage. Et un jour, je me suis demandé pourquoi, pour qui je faisais ça. Et en fait, je ne le faisais pas pour moi… Je me sens un milliard de fois mieux aujourd’hui.
“Je n’ai pas besoin de performer un troisième sexe qui me mettrait en vulnérabilité constante pour prouver que la binarité de genre est absurde”
Quel regard portez-vous sur la binarité sexuelle ?
C’est un système socialement construit qui génère des inégalités abominables. La division sexuelle engendre du sexisme, de la transphobie… Je ne peux pas être pour, au vu de ce qu’elle produit. En tant que personne trans, on nous demande souvent d’abolir la binarité de genre, mais on fait comment, avec notre pouvoir limité ? Il n’y a pas de raison que les personnes trans soient responsables ou non de l’abolition de la division sexuelle, surtout au regard de nos conditions de vie. On reproche aux femmes trans de renforcer les stéréotypes de genre avec du maquillage, etc., mais si elles ne le font pas, elles reçoivent des violences aussi abominables sur le fait d’être des hommes travestis en femmes, qui voudraient investir les espaces féminins et voler la parole des femmes… On est toujours une monstruosité. Je n’ai pas besoin de performer un troisième sexe qui me mettrait en vulnérabilité constante pour prouver que la binarité de genre est absurde.
Quelle masculinité voulez-vous ?
Je n’ai pas eu de modèles masculins souhaitables, donc quand j’ai commencé à transitionner, je me suis posé la question de l’homme que je voulais être. D’autant plus que ma mère m’a beaucoup reproché de devenir un homme alors que, pour elle, c’était intrinsèquement lié à la violence. Ça a été super-dur à gérer. J’ai résolu la question en abordant la transition comme une opportunité créative incroyable pour construire quelque chose qu’on ne m’a jamais donné, ou que je n’ai jamais vu. Je ne veux pas oublier les violences sexistes. Les agressions dans la rue, le fait de se faire couper la parole en réunion… Je ne serai jamais un homme comme les autres puisque mon expérience au monde est une expérience de la violence que l’on pose sur le féminin. Pourquoi ça serait une trahison vis-à-vis des femmes que d’investir la masculinité autrement ? De la faire bouger ?
Quelles lectures ont été importantes pour vous ?
Stone Butch Blues de Leslie Feinberg raconte un parcours de transition magnifique. Manifeste d’une femme trans de Julia Serano. Je pense aussi à Matérialismes trans, un ouvrage collectif [sous la direction de Pauline Clochec et Noémie Grunenwald] qui aborde plein de questions trans sous l’angle matérialiste.
Assiste-t-on à un retour de la transphobie ?
Bien sûr. C’est une conséquence à laquelle on n’aurait pas pu échapper face à la visibilisation des parcours trans. En France, pour l’instant, ça reste assez marginal, au sens où il y a deux têtes d’affiche qui sont Dora Moutot et Marguerite Stern. Mais ce qui m’inquiète, c’est l’impact sur l’opinion publique et sur la question de l’accès aux droits, surtout quand on voit ce qui se passe aux États-Unis. Vous avez vu le film Un homme heureux [de Tristan Séguéla, où Catherine Frot interprète un homme trans, sorti en février 2023] ? C’est assez mal écrit, mais la personne trans n’est jamais moquée, elle incarne la liberté contre le réac marital… Ça n’aurait jamais été possible dans le cinéma français il y a quelques années. Ce qui est à noter.
La Fin des monstres – Récit d’une trajectoire trans de Tal Madesta (La Déferlante), 120 p., 15 €. En librairie.
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