Le critique et journaliste Philippe Azoury consacre un essai stroboscopique et intense à l’art de Jim Jarmusch.
Parler d’un autre pour parler de soi et, partant, parler de nous. C’est la sorcellerie pratiquée par Philippe Azoury dans son précis sur Jim Jarmusch, sous-titré “Une autre allure”. D’apparence, une allure classique qui randonne de Permanent Vacation en 1980 jusqu’à Paterson aujourd’hui.
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Pourtant, la démarche est bancale et le déhanchement fabuleux, tel Azoury lui-même qui, en mai 1999 dans une rue de Cannes, suit Jarmusch à la trace, réalisant, comme dans une visitation, qu’on peut comprendre Ghost Dog rien qu’en épiant le pas serpentin de son auteur.
Où ça mène un film de Jarmusch ?
Le Jarmusch d’Azoury est un livre qui préfère se tordre la cheville que de marcher droit en suivant les parcours de santé partout prescrits. Comme le suggère le sous-titre, c’est d’une autre allure dont il s’agit. En écho de Godard, Jarmusch dit : “L’important n’est pas où on prend les choses, c’est jusqu’où on les mène.”
Le précepte vaut pour son cinéma. Où ça mène un film de Jarmusch ? Au diable, probablement. Mais il fonctionne aussi pour ce livre émerveillé qui nous transporte au-delà d’une hagiographie a priori exténuante. Azoury fait l’effet d’un derviche tourneur insomniaque qui s’étourdirait de Jarmusch dans une boîte de nuit envapée.
Sur les murs, quelques graffitis du passé : c’est un caprice magnifique que de consacrer deux pages et demie à énumérer les noms de ceux qui animèrent la scène new-yorkaise des années 1970-80, tous heroes d’une nuit, d’une minute, d’une réplique.
“Des atomes tournant en extase dans le vide”
Mais ce qui fait surtout fresque sur les parois de ce navire-night-club, ce sont, comme flashés par un style stroboscopique, des purs instants de cinéma, tels des fantômes surgissant de la backroom de nos existences, la vie des morts, ce fameux “présent toujours conservé”. Pas l’éternité pour autant car l’éternité, même retrouvée, “c’est chiant”. Plutôt des boucles, comme “des atomes tournant en extase dans le vide”.
Azoury parle d’or quand il écrit : “Il n’y a que le présent, ou plutôt l’ersatz d’éternité que dessine parfois un instant filmé quand il apparaît dans son intensité.” Encore fallait-il donner des ailes à cette intensité. Aspirée plus qu’inspirée, chaque section est comme une scolie spinoziste, des bonus qui exhaussent, ponctués par des coups de génie : la description de Johnny Depp dans Dead Man, “brindille poétique aux yeux de biche” ; l’analyse du même Dead Man comme “un des plus grands films politiques américains des années 1990” ; ou encore la détection de l’obsession jarmuschienne – “Il filme pour forger une autre durée. Une autre coupe dans les mouvements et dans le temps.”
Une durée qui résiste au top chrono capitaliste pour qui tout, y compris la marge, est un marché possible. “Et nous là-dedans ?”, se demande Azoury. Nous ? Prenons ce livre comme Jarmusch aimerait qu’on prenne ses films : comme un poème collectif, voire communiste, qui nous serait personnellement adressé.
L’image miraculeuse serait celle de Charlot et Paulette Goddard fuyant vers l’horizon au terminus des Temps modernes. Chaplin en Ravachol, Goddard en Louise Michel. En effet, plutôt fuir que demeurer, son Azoury dans la poche. Gérard Lefort
Jim Jarmusch – Une autre allure de Philippe Azoury (Capricci), 112 pages, 8,95 €
Exposition Jim Jarmusch – Une autre allure (curateurs Philippe Azoury et Edouard Meier) jusqu’au 12 février au cinéma Galeries, Bruxelles
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