Trois décennies déjà que l’Allemand photographie ses maquettes à taille réelle d’images médiatisées. À l’ère du “deepfake” et de l’IA, sa rétrospective met sa pratique à l’épreuve du présent.
Le procédé de Thomas Demand n’a pas varié depuis trois décennies. À partir de photographies, la plupart du temps prélevées dans le flux d’images médiatiques, l’artiste allemand né en 1964 fabrique une maquette détaillée grandeur nature en papier et carton. Si l’on s’arrêtait ici, les discours rétrogrades sur les qualités artisanales de l’exécution auraient tôt fait de surgir.
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Mais il se trouve que l’unique but de ces maquettes a toujours été orienté vers la prise d’image : l’étape intermédiaire, celle de la sculpture éphémère, sera détruite, et ce qui fera œuvre, restera uniquement la paraphotographie qui en résultera. On peut alors se demander pourquoi le panorama de soixante œuvres que présente actuellement le Jeu de Paume nous paraît aussi différent, et pour quelle obscure raison cet accrochage, couvrant pourtant l’intégralité de sa période de production, nous semble nimbé d’un éclat neuf.
Percevoir et mesurer
Ce qui a changé, ce n’est pas tant le travail en soi, certes ici augmenté de séries récentes, à l’instar de deux vidéos réalisées selon le même principe, que la place même de celle ou celui qui le regarde, et le reçoit. Le corps en jeu dans la perception n’est pas neutre, il ne peut échapper à son inscription au sein d’une époque donnée.
Le simulacre baudrillardien des années 1980 a cédé la place aux fake news
Cela concerne la configuration des sens, dès lors ajustée : nous sommes habitué·es au rythme accéléré des images numériques, au perfectionnement de nos instruments de reproduction. Et implique tout autant la manière dont nous concevons les valeurs de preuve, de témoignage et, pour le dire en un mot, de véracité : le simulacre baudrillardien des années 1980 a cédé la place aux fake news du milieu des années 2010, doublées de la généralisation des deepfakes.
Parce qu’il est resté identique à lui-même, le travail de Thomas Demand permet précisément de mesurer cet écart : la médiation du réel par les images.
Quatre volets thématiques
Première rétrospective de l’artiste à Paris, Le Bégaiement de l’histoire est aussi sa première exposition depuis celle de la Fondation Cartier en 2000. Le parcours est organisé en quatre volets thématiques. Il y a la principale série évolutive, où l’on trouve les chefs-d’œuvre déjà cultes, réunis au sein de la section “Histoires inquiétantes”, soit les vues monumentales de scènes anonymes ou banales renvoyant à un événement historique ou d’actualité tel que reproduit dans les médias.
Celle-ci est mise en regard avec “Les Mystères de la vie quotidienne”, notamment la série The Dailies (des images quotidiennes), entreprise à partir de 2008. Dans ce format plus intimiste, l’étrange est traqué au cœur du quotidien, avec comme source des clichés pris à l’iPhone par l’artiste.
Il y a encore, inversant le procédé, les photographies, cette fois directes, des maquettes et patrons conçus par d’autres, architectes ou couturier·ères, réunies au sein de “La Pulsion architectonique”. Et enfin, l’incartade dans la vidéo, par l’entremise de Pacific Sun (2012), animation image par image à partir de la captation d’une caméra de surveillance.
L’effet d’un décalage qui se creuse
La série qui ouvre le parcours est la plus récente, emblématique également du changement perceptif intime, sociétal et techno-médiatique en question. Comme à l’accoutumée dans une œuvre de Thomas Demand, la rencontre relève d’abord d’un doux malaise, ou d’une inquiétude diffuse.
Au sein des cinq œuvres qui composent la série Refuge (2021), nous ne voyons rien d’autre qu’un hôtel infiniment générique, à peine légèrement oppressant avec ses murs dénués de lumière, son aménagement rudimentaire en kit, son écran de télévision rétroéclairé.
La guerre informationnelle va dès lors s’infiltrer dans tous les pores d’un réel intégralement médié
Si le rendu archétypal de l’artiste augmente encore l’effet d’un décalage qui se creuse à mesure qu’on s’y attarde, il s’agit plus précisément de la chambre occupée par Edward Snowden. Nous sommes en juillet 2013, et le lanceur d’alerte est en cavale après avoir divulgué les preuves des programmes de surveillance de masse américains et britanniques. Dans l’hôtel du terminal F de l’aéroport Sheremetyevo de Moscou, il passera cinq semaines claquemuré, en attente de papiers.
La guerre informationnelle va dès lors s’amplifier, s’infiltrer dans tous les pores d’un réel intégralement médié. Nous entrons dans l’exposition avec, en arrière-plan, la nouvelle ère qui s’annonce désormais : la possibilité de générer des images dénuées de tout référent créée par les intelligences artificielles comme DALL-E. Dans cinq ans, dix ans, les œuvres de Thomas Demand, les mêmes, nous apparaîtront encore sous un autre jour.
Le Bégaiement de l’histoire de Thomas Demand, au Jeu de Paume, Paris, jusqu’au 28 mai.
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