Dans « The Birth of a Nation » du réalisateur américain Nat Parker, il fait la voix française du personnage principal. L’occasion de revenir avec cet artiste prolixe sur l’engagement qu’il souhaite incarner.
Quand on lui a dit au revoir, on a pleinement compris. Compris pourquoi tout le monde vantait tant les vertus apaisantes d’Abd al Malik. Il nous a serré la paluche à deux mains, comme ça, c’est pas grand chose en soi, mais on s’est dit qu’il y avait encore une place pour la bienveillance pure et dure dans ce bas monde, et oui, c’est important la bienveillance. Et puis il y a sa voix aussi, si particulière, traînante, mais qui claque parfois en fin de phrase, qui nous a souhaité “bon courage”.
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C’est cette voix sécurisante, rassurante, qui a fait connaître Malik – Régis Fayette-Mikano dans le civil – au grand public. D’abord sur disque : depuis 1996, il a sorti neuf albums, en solo, ou avec NAP, le groupe de rap formé avec son frère à ses débuts. Puis, via d’autres biais, en s’exprimant à travers des livres, un film ou encore des prises de parole publiques. C’est d’ailleurs encore elle, sa voix, qui est à l’origine ce jour-là d’un petit attroupement de journalistes dans les locaux hexagonaux des studios de la Fox. A 41 ans, le rappeur double en français le personnage principal du film The Birth of a Nation, de l’Américain Nat Parker. L’histoire d’un esclave noir qui, une trentaine d’années avant la guerre de Sécession (1861-1865) aux Etats-Unis, va d’abord utiliser, sous l’impulsion de son maître, ses talents de prêcheur pour assujettir les esclaves aux velléités émancipatrices, avant de fomenter un plan pour leur libération.
Une crise référentielle
A la base il “y allait en traînant des pieds”, même s’il le dit surtout en agitant les bras : la peur d’un film binaire, caricatural, “avec le gentil Noir esclave contre les très méchants Blancs”. Au final, il a été “bouleversé” :
“C’est un film à hauteur d’homme, avec un vrai regard d’auteur (…) Et, en même temps, il a un écho réel et direct par rapport à ce que l’on vit aujourd’hui dans le monde : la racialisation, l’instrumentalisation de la chose religieuse, la victimisation des victimes, l’arrivée de partis extrêmes au pouvoir… En ce sens, The Birth of a Nation s’inscrit dans le maintenant, en termes de solution, de médicament.”
Plus que le film en soi, c’est justement l’avis de Malik sur tout cela qui nous intéresse : quelle analyse a-t-il de la marche du monde, de la France, à l’heure où tout semble aller mal ? Lui qui fustige “les amalgames” et “l’instrumentalisation de la religion par les politiques” – phénomène opportuniste que l’on retrouve dans le film ? Lui qui est connu pour ses discours de tolérance, de mesure – il ne se dit ni de droite, ni de gauche, exécrant juste le Front national ? Lui qui, comme l’assure son manager et ami Fabien Coste, serait, par ses interventions “humanistes” et sa capacité « à servir d’interface entre les quartiers et les intellectuels », un artiste “d’utilité publique” ?
Malik est prolixe, le sujet l’intéresse. “Je pense qu’on vit une crise importante, dont on n’a peut-être pas pris la mesure : une crise référentielle, une crise de modèle.” Des mecs comme Camus, à qui il a consacré un livre, ce “romancier incroyable”, à la fois “pop, sexy, en phase avec le réel”, mais, en même temps, “une haute figure intellectuelle”, il n’y en aurait pas assez de nos jours. Non pas, selon lui, que l’on manque de gens brillants en France.
“Seulement, ils sont dans leur monde (…) Alors qu’on a besoin, aujourd’hui, d’hommes ponts, d’hommes passerelles, de gens capables de philosopher sur l’écriture de Nas, de parler de l’importance de Léonard Cohen mais, en même temps, de réfléchir à la problématique de la radicalisation du terrorisme. »
Malik, expert ès-name dropping, se voit-il lui-même dans cette démarche-là, celle d’être un pont pop, intello et sexy ? “Moi, mon idée, c’être un combattant de la culture (…) C’est d’être à la hauteur de mes grands frères, les auteurs qui m’ont guidé.”
La littérature = la vie
Dès son adolescence, leurs voix ont porté la sienne, lui, le jeune ado de la cité du Neuhof, à Strasbourg. Né à Paris en 1975 de parents d’origine congolaise, il vit à Brazzaville pendant quelques années avant d’atterrir dans l’Est de la France. Le père repartira au Congo alors que Malik est enfant. Il grandit avec ses six frères et soeurs et sa mère, verse dans la petite délinquance, le deal, délaisse son éducation catholique pour se convertir à un islam radical. Surtout, il “côtoie tôt la mort” et assiste à “des situations d’une violence inouïe” en voyant ses amis décéder d’overdose, comme il le raconte dans son livre adapté au cinéma Qu’Allah bénisse la France. La littérature – “la vie” – va lui donner de nouvelles perspectives : il va à l »université, se lance plus sérieusement dans la musique, s’initie à l’islam soufi. “C’est la culture, le savoir et l’éducation qui sauveront le monde”, dit-il.
Une envie de s’enrichir intellectuellement que l’on retrouve, semble-t-il, dans sa vie privée. Pour Pierre Aïm, chef-opérateur du film La Haine de Mathieu Kassovitz et qui a tenu le même rôle sur le film d’Abd al Malik, “c’est quelqu’un qui a un petit QI au dessus de la moyenne”. Même discours chez Fabien Coste, qui met en avant “un homme extrêmement brillant”, souvent en train de travailler – d’écrire -, entouré “par son immense bibliothèque”. Il a bien un défaut, comme tout le monde, non ? “J’essaie de trouver un côté croustillant, mais il a une vie très stable !”, dit son ami, mettant en avant un côté “un peu casanier, un peu hermite, dans son monde intérieur”. Et d’ajouter : “Souvent, quand les gens voient Malik, ils se disent : c’est pas possible que ça existe, un mec comme ça. Mais tout le monde finit par s’apercevoir que c’est un être rare.” Un côté premier de la classe, lisse et consensuel diront certains, qui agace parfois. Fabien Coste : “Je sais que ça énerve des gens, qui disent qu’il est donneur de leçons. Et, de nos jours, au niveau médiatique, quelqu’un de consensuel, ça paraît bizarre. Mais il est sincèrement comme cela ! »
Jamais de mal à être soi
Le principal intéressé ne dit pas le contraire. “Je m’en fiche qu’on dise ça. Les grands auteurs que j’ai côtoyé m’ont appris quelque chose : il n’y a jamais de mal à être soi (…) La haine, je l’ai vue dans ma cité, ce n’est jamais la solution. Et puis, c’est beau l’amour, non ?” Pour lui, être subversif en 2017, “c’est la capacité à dire je t’aime” – ce qu’on l’imagine souvent dire à sa femme, la chanteuse de r’n’b Wallen, et ses trois enfants. Un acte “vital”, au sens premier du terme, à l’heure où des gens se font rouler dessus par des camions fous et où l’on décède quand on se rend à des concerts.
Ses commentaires sur les attaques terroristes lui ont d’ailleurs valu quelques autres critiques : en février 2015, dans une interview à Télérama, il condamne les attentats et la stigmatisation des musulmans en France, mais estime que “Charlie Hebdo a fait preuve d’irresponsabilité en multipliant les caricatures”. Là encore, la désapprobation de certains ne le touche pas :
“On peut être d’accord, ou pas, mais moi je dis ce que je pense. Je ne suis pas là pour dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre, ou pour plaire (…) Je suis aussi là pour ramener de la nuance, sortir de l’idée qu’il faudrait forcément suivre la doxa.”
Tout cela glisse sur lui, ne l’atteint pas, “il est indestructible” comme le dit Pierre Aïm. Idem pour l’affaire Hatem Ben Arfa – le footballeur ayant, en 2012, accusé Malik et son manager de l’avoir “endoctriné” en 2007 au sein d’un groupe soufi, au Maroc, ce que le rappeur avait formellement démenti. “Il n’y a pas eu de suite, il m’a appelé pour s’excuser.” Il le dit très sereinement : Malik est un homme en paix avec lui même.
Avec les autres, aussi. “Il est vraiment à l’écoute, il fait confiance aux gens”, raconte Laurent Garnier, qui a produit son dernier album Scarifications. « Souvent, c’est difficile de bosser avec d’autres artistes. Pas avec lui : il n’est pas dans l’égo. Il est très touchant.” Le DJ se rappelle d’un évènement selon lui significatif de la personnalité de Malik : “Une fois, je devais aller jouer en Israël. Et quand je l’ai annoncé, j’ai reçu beaucoup de menaces sur les réseaux sociaux. J’étais perdu. Eh bien, la personne que j’ai appelée pour obtenir un conseil, c’était lui. Cet homme, c’est une espèce de grand frère à qui l’on peut téléphoner et qui apaise les choses.” Même au bout d’un combiné, sa voix porte.
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