En créant jusqu’au 9 avril “Hamlet”, l’opéra romantique d’Ambroise Thomas à l’Opéra de Paris, Krzysztof Warlikowski retrouve l’univers shakespearien de ses débuts à l’orée des années 2000. Entretien avec le metteur en scène polonais avec qui on a parlé de travail d’équipe, de la réception de ses premiers opéras en France et de spectres.
On a découvert le théâtre de Krzysztof Warlikowski au Festival d’Avignon en 2001 avec Hamlet de Shakespeare. Depuis, il s’est imposé comme l’un des plus grands metteurs en scène européens. On le retrouve aujourd’hui avec la création de l’opéra d’Ambroise Thomas, Hamlet, à l’Opéra Bastille (jusqu’au 9 avril). Entre-temps, au théâtre comme à l’opéra, les fantômes, spectres et autres dibbouks n’ont cessé de se manifester et de se mêler aux vivant·es qu’il convie dans ses mises en scène. Faisant ainsi du réel la toile enchevêtrée où se confondent les temporalités, passées, présentes et futures où tangue notre mémoire, dans des espaces qui se déroulent et se dérobent à la manière des rêves dans la psyché du dormeur.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sous quel signe se passent tes retrouvailles avec Hamlet ?
Krzysztof Warlikowski – Il y a une grande différence entre la pièce de Shakespeare où Hamlet meurt à la fin et l’opéra d’Ambroise Thomas où lui et sa mère, la reine Gertrude, survivent. Il y a 25 ans, j’ai mis en scène un Hamlet jeune, aujourd’hui je montre un homme vieilli et banal. Pour moi Hamlet, c’est surtout l’histoire d’un fils et de sa mère. Mais Ambroise Thomas a fait d’Ophélie le personnage le plus important parce qu’il fallait rendre le livret attractif. Cela dit, quand on a une performeuse comme Lisette Oropesa pour interpréter Ophélie, on ne le regrette pas une seconde. C’est une merveille, un miracle. Je trouve surtout que Lisette “vend” bien cette musique, parce qu’elle sait comment faire, de même que Ludovic Tezier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (la reine Gertrude). En fait, dans cette musique, ce sont les voix les plus importantes, à part quelques moments instrumentaux qui sont magnifiques. Cet opéra est censé être novateur pour l’époque. Ambroise Thomas a introduit pour la première fois un saxophone dans l’orchestre, d’où le solo que l’on a développé pour en faire quelque chose d’un peu plus punk.
Sachant que tu as très peu de temps pour répéter, comment organises-tu la préparation d’une mise en scène à l’opéra ?
Le projet commence deux ans avant la création. On imagine d’abord les grandes lignes et ce sont elles qui me suggèrent le décor. Après, tu attends la rencontre avec les chanteurs six semaines avant la création et tu vois si tu peux faire quelque chose d’intime avec eux. Tout dépend sur qui tu tombes et là, je suis super bien tombé. C’est Thomas Hengelbrock qui devait diriger l’orchestre, mais deux jours avant les répétitions, il s’est cassé le bras et il a été remplacé par Pierre Dumoussaud qui fait ses débuts à l’Opéra.
Peux-tu nous parler de l’équipe avec qui tu travailles ? Peut-on parler d’une famille créative ?
Oh oui ! Malgosia est la première (Małgorzata Szczęśniak, scénographe), puis Claude (Bardouil) qui n’est pas seulement chorégraphe, mais développe une pensée plus large sur le travail. Après, il y a Christian Longchamp pour la dramaturgie en France ou Miron Hakenbeck en Allemagne, le vidéaste Denis Guéguin et Felice Ross à la lumière. Le travail démarre entre Malgosia, Claude et moi, puis avec Christian ou Miron pour la dramaturgie. Nos premières intuitions nous donnent des directions. Mais il arrive qu’on les corrige quand on se revoit, en fonction de ce que l’on devient au fil du temps !
Comment a démarré ta carrière de metteur en scène d’opéra dans les grandes maisons européennes ?
Au début, je pensais mieux comprendre le théâtre et je détestais l’idée de mettre en scène un opéra. Par contre, lorsque j’étais étudiant, d’abord en philosophie puis au théâtre, j’étais un grand amateur d’opéra et j’en écoutais beaucoup. Cela a a été un long chemin pour comprendre comment préparer une mise en scène d’opéra jusqu’au moment où tu rencontres les chanteurs.
La rencontre avec Gérard Mortier quand il dirigeait l’opéra de Paris a été déterminante ?
Absolument. On revenait de vacances en Italie, et j’ai trouvé un courrier de l’Opéra de Paris dans ma boîte aux lettres. Gérard Mortier était extrêmement élégant, il n’envoyait pas de mails mais des lettres ! C’est là que tout a vraiment commencé même si avant cela, j’avais déjà mis en scène deux opéras en Pologne. Cette rencontre a eu lieu grâce à Patrice Chéreau qui avait vu mes spectacles au Festival d’Avignon et avait dit à Mortier : “Il faut que tu vois ce type.”
Tu as connu Patrice Chéreau ?
Bien sûr ! On était très proches. Je me rappelle qu’à une époque, il se cachait lorsqu’il revenait voir Angels in America au Théâtre du Rond-Point à Paris. Je savais qu’il était là, mais je ne voulais pas lui faire peur !
Comment s’est passée cette première rencontre avec Gérard Mortier ?
On a parlé de Proust pendant des heures et à la fin, on a décidé que je monterais quatre spectacles à l’Opéra de Paris : Iphigénie en Tauride (une production initialement confiée à Isabelle Huppert qui a renoncé quelques mois avant la première), Parsifal, Le Roi Roger, et L’affaire Makropoulos. C’est avec ces quatre œuvres sublimes que je suis devenu un metteur en scène d’opéra.
Et aujourd’hui, tu montes des opéras partout en Europe.
Oui, parce qu’ensuite, il y a eu la rencontre avec Nikolaus Bachler qui allait devenir directeur de l’Opéra de Munich. C’est lui qui m’a proposé de monter Eugène Oneguine de Tchaïkovski, un spectacle qui est devenu légendaire à Munich et dans lequel Oneguine est homosexuel. D’abord le public voulait me détruire et après il est tombé amoureux de ce spectacle. Il est encore joué aujourd’hui. J’ai vu la reprise il y a un mois et c’était magnifique.
On se rappelle qu’à tes débuts à l’Opéra de Paris, le public était vraiment hostile.
C’est vrai, ils allaient jusqu’à interrompre les représentations. Cela s’est produit avec Iphigénie qui a été arrêté plusieurs fois puis avec Parsifal. Ensuite, Gérard Mortier est parti d’abord à New York puis à Madrid et pendant le mandat de Nicolas Joel, je n’ai plus travaillé à l’Opéra de Paris. À cette période, j’ai créé l’opéra Médée au Théâtre des Champs-Élysées mais là aussi, le spectacle a été interrompu par le public.
C’est assez tardivement que tu t’es orienté vers le théâtre ?
Je suis sorti de l’école de théâtre de Cracovie vers 30 ans. Avant, j’ai éprouvé le besoin de me former, d’apprendre plusieurs langues, la philosophie, l’histoire de l’art, l’histoire et je me suis donné ce temps. J’ai commencé mes études en 1981 et en 1989, lors de la chute du mur à Berlin, j’étais à la moitié de mon cursus à l’école de théâtre. Je ne sais pas ce qui m’a décidé à devenir metteur en scène, mais je pressentais que c’était mon univers, contrairement à l’université même si j’étais très reconnaissant d’avoir reçu cette éducation. Surtout, je cherchais un espace de liberté où je pourrais passer ma vie, et je l’ai trouvé à l’école de théâtre où j’ai compris tout de suite que je pouvais y parler ma langue et non pas la langue officielle Le répertoire qui m’attendait, je l’ai très vite monté : Shakespeare, Koltès, Sarah Kane, Hanokh Levin. J’ai alors commencé à faire des montages de texte, mais cela nécessite au moins trois ans de travail avant de créer un spectacle.
As-tu été influencé par des metteurs en scène polonais ?
Non.
Même pas Krystian Lupa ?
Si, bien sûr… J’ai été son élève, son assistant, son acteur, jusqu’à ce qu’il me trahisse lorsque je préparais mon spectacle pour le diplôme. Il partait pour le Japon et après avoir vu mon travail il m’a dit que c’était trop long, franchement mauvais. Je me suis promené le long de la Vistule en me demandant s’il fallait me jeter dans l’eau. Je ne voulais pas continuer la mise en scène dans ces conditions. Il faut dire que j’étais la star de l’école et son jugement sur ce travail n’a changé que dix ans plus tard quand il m’a dit avoir fait une erreur de jugement.
Et l’influence de Tadeusz Kantor ?
En Pologne, Kantor, tu l’as dans le lait de ta mère, comme Grotowski !
Et celle de Peter Brook lors de tes études à Paris ?
Oui, c’était pendant mon cursus à l’école de théâtre, et le travail de Peter était à l’opposé de celui de Lupa. Alors, j’ai pu me libérer tranquillement de lui pour me diriger vers le rationalisme occidental. Cela m’a libéré de la Pologne d’un petit pour cent (rires).
Lors de ta dernière création au théâtre, Odyssée, une histoire pour Hollywood, tu nous disais être arrivé à la fin d’un cycle et d’une réflexion sur la Shoah.
À vrai dire, je ne sais pas si j’en ai fini avec cette réflexion.
“Il s’agit de mettre en scène la mémoire d’Hamlet et pour la rendre visible, on fait une sorte de séance de spiritisme pendant laquelle les fantômes envahissent l’espace.”
En tout cas, tu nous disais aussi que tu pensais être habité par un dibbouk (l’âme d’un mort qui hante un vivant dans la kabbale) depuis 20 ans.
Oui, le dibbouk est là depuis le tout début. Déjà, dans ma première mise en scène d’Hamlet, ce qui m’intéressait c’était le spectre, et il revient aujourd’hui dans la gloire de la maturité !
À l’ouverture de l’opéra, on le voit comme un grand dadais dans les jupes de sa maman en chaise roulante et il porte une perruque qu’on ne voit plus à l’acte 2.
L’ouverture fonctionne comme un cadre. J’ai projeté les deux premiers tableaux de l’acte 1 dans le futur ainsi que l’acte 5, à la fin de l’opéra. Ce futur est comme une forme d’éternité. À partir de l’acte 2, on retourne aux événements du passé qui se déroulent alors à la façon d’un flashback. En fait, il s’agit de mettre en scène la mémoire d’Hamlet et pour la rendre visible, on fait une sorte de séance de spiritisme pendant laquelle les fantômes envahissent l’espace.
Pourquoi avoir choisi d’installer la scénographie d’Hamlet dans un hôpital psychiatrique ?
La rencontre entre le spectre du roi et Hamlet provoque quelque chose. Ma première intention était de démarrer cet opéra avec l’apparition du spectre, ce qui rend malade Hamlet. À partir de l’acte 2, on assiste aux visites que lui rendent ses proches à l’hôpital, Ophélie, la reine et le roi, son oncle, qui a empoisonné son père. Puis, c’est au tour d’Ophélie d’être internée. Enfin à l’acte 5, on se retrouve dans le futur d’Hamlet et de sa mère qui ont survécu et vieilli avec, de nouveau, une séance de spiritisme pour l’enterrement d’Ophélie. C’est Peter Weiss qui, le premier, a situé l’action de son drame dans un hôpital psychiatrique avec sa pièce Marat-Sade. Mais surtout, on a été très marqués par Titicut Follies de Frederick Wiseman, un film documentaire sur des hôpitaux psychiatriques dans les années 1960 où l’on voit des spectacles créés avec les patients. Le théâtre avait une fonction thérapeutique. C’est devenu notre solution pour le chœur.
Tu as fait un clown du spectre. Pourquoi ce choix ?
Parmi toutes les questions qu’on se posait et les références qu’on y associait, il y avait le film d’Ingmar Bergman En présence d’un clown qui a inspiré le costume du spectre. Ce qui nous donne une touche scandinave puisqu’il s’agit tout de même du prince du Danemark !
C’est pour cette raison qu’ils se maquillent le visage de blanc ?
Oui, le blanc, c’est le symbole de la folie. Dans ce documentaire, tout est décalé et on a voulu reprendre ces performances qui avaient lieu dans les années 1960 à l’intérieur des hôpitaux psychiatriques.
C’est difficile de monter Hamlet sans parler de soi. À quel point te ressemble-t-il en tant qu’artiste dans un monde de plus en plus violent où les possibilités d’avenir s’assombrissent et où la folie pourrait peut-être bien être le dernier refuge ?
C’est Hamlet lui-même qui le dit : les fous sont les plus sages. D’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est la normalité. La folie, c’est aussi le langage de la liberté. On se cache aussi dans les hôpitaux psychiatriques pour être libre, surtout quand on regarde dans quelle direction notre monde avance. L’espace de la folie, c’est aussi celui du théâtre et de l’opéra. Si je n’avais pas ça, ce ne serait même pas la peine de vivre dans un tel monde. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut arrêter de s’occuper de la nature humaine. Mon théâtre comme mon opéra ont toujours été politique. Je ne parle pas de la politique dont on parle tous les jours dans les médias, mais de l’infinie possibilité de parler ensemble sur les erreurs de l’humanité. L’art nous sauve.
Des projets de théâtre ?
Je prépare un nouveau spectacle pour Avignon en 2024 dans lequel je retrouve Elizabeth Costello de J. M. Coetzee dont j’ai déjà monté des extraits dans plusieurs de mes précédents spectacles : La Fin [Koniec], Phèdre(s) avec Isabelle Huppert et (A)pollonia. En somme, je reviens à la source.
Propos recueillis par Fabienne Arvers et Patrick Sourd
Hamlet, opéra d’Ambroise Thomas, mise en scène Krzysztof Warlikowski, direction musicale Pierre Dumoussaud. Opéra Bastille, du 11 mars au 9 avril.
{"type":"Banniere-Basse"}