Didier Fassin questionne le “moment punitif” qui caractérise nos sociétés contemporaines. Dans son essai « Punir, une passion contemporaine”, il dévoile les dérives de nos politiques pénales.
Qu’est-ce que punir ? Pourquoi punit-on autant ? Prolongeant ses études sociologiques sur la police et la prison, le sociologue Didier Fassin s’interroge dans son nouvel essai plus théorique Punir, une passion contemporaine, sur les ressorts sociaux, politiques et philosophiques d’un soif de châtiment dans nos sociétés contemporaines. Une réflexion essentielle pour mieux comprendre le “moment punitif“ qui définit et fragilise l’état pathologique de notre ordre social. Car loin d’être bénéfique pour la société, la politique sécuritaire et pénale très dure aggrave les tensions et les disparités sociales, et favorise même la criminalité. Entretien.
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L’acte de punir relève selon vous de ce que vous appelez une “passion contemporaine”. Quels sont les indices de cette passion ?
Didier Fassin – La France a aujourd’hui la population carcérale la plus importante de son histoire en temps de paix. En soixante ans, le nombre de prisonniers a plus que triplé. Or cette situation ne correspond pas à un accroissement de la criminalité mais à une augmentation de la sévérité. On punit plus, ce qui se manifeste de trois façons. D’abord, au niveau politique, on crée de nouveaux délits ou on criminalise des délits qui ne l’étaient pas, comme la conduite après perte des points du permis. Ensuite, au niveau policier, la politique dite du chiffre détermine des quotas d’interpellations au-delà de la réalité de la délinquance accessible aux forces de l’ordre. Enfin, au niveau judiciaire, on sanctionne plus sévèrement en infligeant plus souvent des peines de prison et en allongeant la durée de ces peines. Cette évolution n’est pas propre à notre pays. Elle est constatée, à des degrés variables et à l’exception des pays scandinaves, sur tous les continents, le cas extrême étant les États-Unis qui a multiplié par huit le nombre de ses détenus en quatre décennies pour atteindre un taux d’incarcération sept fois plus élevé que celui de la France. Or, partout, on continue de réclamer des politiques pénales encore plus dures.
A la prison de Saint Quentin aux USA (© Justin Sullivan/Getty Images/AFP)
Depuis quand, dans l’histoire moderne, ce “moment punitif” existe-t-il dans nos sociétés ?
Le mouvement s’est amorcé dans les années 1970, au terme d’un cycle commencé avec le New Deal aux Etats-Unis et après la Seconde Guerre mondiale en France, avec d’un côté un idéal de réforme morale et de réinsertion des prisonniers et de l’autre un principe de prévention de la délinquance et de la criminalité. Les préoccupations sécuritaires sont depuis lors passées au premier plan dans une période où l’insécurité était d’abord le chômage et la précarité, mais où, sous l’influence des médias et des politiques, elle a été ciblée sur la délinquance et les incivilités et sur les immigrés et les minorités. L’État social a ainsi progressivement laissé place à l’État pénal et de surcroît un État pénal discriminatoire. On s’est mis non seulement à enfermer de plus en plus mais à élargir le spectre punitif avec de nouvelles procédures telles que le bracelet électronique.
Deux phénomènes se conjuguent aujourd’hui, dites-vous : une évolution de la sensibilité aux déviances ; une focalisation du discours sur les enjeux de sécurité. L’intolérance de la société et le populisme pénal sont-ils donc les deux faces d’un même désir collectif ?
On peut le dire ainsi. Les deux logiques se répondent et se renforcent : plus la demande de sécurité est grande dans la population, plus l’offre de répression se développe du côté des pouvoirs publics mais aussi des agents privés, et réciproquement. Et ce, indépendamment de tout souci d’efficacité, sauf électoraliste. L’actuel état d’urgence en est la parfaite illustration. Injustifié de l’avis des experts, il a été mis en place pour servir de démonstration symbolique d’autorité. Inefficace de l’aveu même des députés qui le votent, il est sans cesse renouvelé par peur du reproche d’avoir renoncé à une mesure pourtant inutile. Il n’y a aujourd’hui plus un seul responsable politique capable d’expliquer aux Français que, loin d’être bénéfique pour la société, la politique sécuritaire et pénale actuelle la divise et la fragilise, qu’elle aggrave les tensions et les disparités, et même qu’elle favorise la délinquance et la criminalité.
Pour tout le monde, punir, c’est corriger un mal, réparer un préjudice, protéger la société, restaurer un ordre social juste que le fait incriminé avait menacé. Or, selon vous, le châtiment n’est pas ce que l’on dit qu’il est, il punit en excès l’acte commis, il vise avant tout des catégories préalablement définies comme punissables, et contribue à reproduire les disparités ; c’est donc “le châtiment qui menace l’ordre social“, suggérez-vous. Avez-vous le sentiment que votre position en apparence assez radicale, indexée au renversement d’une idée reçue ancrée dans notre culture politique depuis des siècles, puisse être entendue ?
Ma position n’est pas normative : elle ne dit pas aux gens que qu’ils doivent faire. Elle est critique : elle les invite à réfléchir sur la société qu’ils se donnent et qu’ils préparent pour leurs enfants. Pour le chercheur que je suis, la priorité à cet égard, en France comme ailleurs, est de remettre en question les fausses évidences qui servent à défendre les choses telles qu’elles sont et, en l’occurrence, à justifier le moment punitif contemporain. Deux de ces fausses évidences évoquées dans votre question s’avèrent particulièrement tenaces et coûteuses. La première idée reçue repose sur l’argument utilitariste selon lequel on punit pour protéger la société. Or, la plus grande sévérité pénale des dernières décennies a, pour l’essentiel, l’effet inverse, dans la mesure où elle porte surtout sur de simples délits. A court terme, elle désocialise les personnes condamnées. A moyen terme, elle favorise les récidives. A long terme, elle creuse les inégalités. La seconde idée reçue consiste à penser que la justice punit certes sévèrement mais de manière équitable en fonction des délits commis. Or toute la chaîne pénale détermine les infractions à sanctionner en fonction de qui les commet. Le législateur privilégie la petite délinquance sur la délinquance économique. La police contrôle et fouille les jeunes dans les cités plutôt que devant les universités. Les parquets se montrent plus sévères pour la détention de petites quantités de cannabis que pour l’abus de biens sociaux. Vous qualifiez ma position de “position radicale”. Il est vrai que nous en sommes arrivés à un point où le simple fait de contester des fausses évidences et d’énoncer des faits scientifiquement établis, devient, en matière de sécurité et de pénalité, un signe de radicalité… C’est dire la régression de notre lucidité collective.
Vous abordez dans votre livre trois questions clé afin de saisir ce moment punitif : “Qu’est-ce que punir ? Pourquoi punit-on ? Qui punit-on ?” Comment ces trois questions se sont imposées dans l’évolution de vos travaux de recherche, depuis longtemps centrés sur les champs sociaux où la question de la peine se pose, à savoir la police, la justice, la prison ? Sont-elles apparues comme des énigmes pour vous, après avoir longtemps vu de près leurs effets au quotidien ?
Après dix années passées à étudier de près ces trois institutions, à les resituer dans leur contexte historico-politique et à les comparer aux institutions similaires dans d’autres pays, j’ai voulu prendre du recul – ou de la hauteur. J’ai essayé de conduire une réflexion anthropologique sur ce que signifiait l’acte de punir. En revisitant la littérature philosophique et juridique, je me suis rendu compte qu’elle proposait une analyse idéale de ce qu’il devrait être et non de ce qu’il est. J’ai donc en quelque sorte remis l’ouvrage sur le métier et tenté de reprendre les trois questions fondamentales de la définition, de la justification et de la distribution du châtiment. Pour me limiter à la première, j’ai voulu montrer qu’en définissant, comme le font aussi bien la théorie du droit que le sens commun, l’acte de punir comme l’infliction par une institution légalement autorisée d’une souffrance ou d’un désagrément en réponse à une infraction à la loi, on écartait tout un ensemble de châtiments qui n’entrent pas dans ce cadre. Par exemple, les pratiques ordinaires de harcèlement, d’humiliation et de brimade de certaines populations par la police, en France comme ailleurs, implique une institution qui n’a pas juridiquement vocation à punir et ne répondent pas nécessairement à la commission d’infractions commises. Or elles sont conçues aussi bien par les agents qui les exercent que par les individus qui les subissent comme des expressions punitives, pouvant aller, aux Philippines ou au Brésil par exemple, jusqu’à des exécutions extra-judiciaires. Pensons qu’aux Etats-Unis, les décès dus aux forces de l’ordre sont quarante fois plus nombreux que les décès résultant de condamnations à mort et que les profils des victimes sont les mêmes, à savoir principalement des hommes de milieu populaire appartenant à des minorités.
Une cellule de la prison de Fresnes en décembre 2016 (© Patrick Kovarik/AFP)
Vous dites vouloir faire émerger “une théorie critique à partir d’un matériau empirique“ : en quoi ce matériau empirique vous paraît quand même central ?
La pensée critique, nous dit Michel Foucault en relisant Kant, consiste à imaginer que ce que nous considérons comme allant de soi et comme s’étant naturellement imposé est en réalité le produit de contingences, de décisions, d’arbitraire, autrement à repenser librement l’ordre des choses tel qu’il nous est donné. C’est ce que font les philosophes. Mais les sociologues, les anthropologues, les historiens peuvent aller au-delà de ce constat et faire émerger une pensée critique de l’observation des faits et, pour ce qui concerne l’ethnographie telle que je la pratique, de la présence prolongée au sein d’institutions, comme la police ou la prison, que l’on connaît mal parce qu’on les étudie peu de l’intérieur. Comme l’affirmait Pierre Bourdieu, c’est de l’analyse de faits d’apparence modeste et limitée mais bien choisis que l’on peut faire émerger des vérités importantes sur le monde social. C’est par exemple ce que j’ai essayé de faire en démontrant dans mon enquête sur la police que les outrages et rébellions contre agents dépositaires de l’autorité publique reflétaient non la violence des accusés mais l’agressivité de leurs accusateurs ou bien en établissant dans le travail sur la prison que les condamnations des commissions de discipline visaient moins à sanctionner des actes individuels qu’à satisfaire l’attente des personnels. Ce sont ainsi des logiques punitives invisibles qui sont dévoilées. Ce ne peut être que par paresse que les sciences sociales prétendraient se priver du matériau empirique pour fonder leur critique sociale.
A la question “Qu’est-ce que punir ?”, vous faites référence à Durkheim, Simmel, Foucault, Ricoeur, Lefort, mais surtout à Nietzsche et à sa Généalogie de la morale comme support de réflexion ; en quoi la thématique de la moralisation de la peine d’inspiration chrétienne, (seule l’infliction d’une peine peut laisser entrevoir la rédemption et le salut) vous paraît décisive pour saisir le sens du désir de la peine ? Comment comprendre qu’il reste du théologique dans le juridique ?
Ce que Nietzsche nous invite à penser, c’est la généalogie du châtiment. D’où nous vient cette détermination à faire souffrir l’auteur d’un acte répréhensible qui nous semble tellement évidente que nous ne sommes plus capables de penser en dehors de ce cadre ? Les études ethnologiques, historiques et même philologiques que j’ai réunies indiquent que la réponse sociale à la commission d’une infraction à la loi a longtemps et en de nombreux endroits du monde été mise en œuvre sur le mode de la compensation, par la famille ou par le groupe, du dommage subi par la victime ou ses proches. Ce que montrent notamment Simmel et Foucault c’est que vers la fin du Moyen Age un double déplacement s’est opéré, notamment sous l’influence de l’Église, faisant de l’individu le seul responsable de son acte et de la souffrance la voie unique de l’expiation. On est ainsi passé d’une logique de la dette à une morale de l’affliction. Je crois que nous sommes encore largement tributaire de cette morale qui nous empêche de penser à la fois les déterminations sociales des délits et des crimes (le fait que les pauvres sont plus souvent impliqués dans le vol à l’arraché et les riches dans l’évasion fiscale) et les alternatives à l’imposition d’une épreuve douloureuse (comme l’est la prison). Elle s’est du reste largement diffusée partout dans le monde, même si d’autres paradigmes punitifs existent, avec par exemple dans certaines sociétés musulmanes la coexistence de la loi du talion (œil pour œil) et de la logique de la dette (le prix du sang).
A la question “Qui punit-on ?“, vous observez que la distribution des châtiments contribue à aggraver et perpétuer les disparités sociales en affectant de manière disproportionnée les segments les plus défavorisés. Ce scandale d’une inégalité de la distribution des peines n’est-il pas pensé par le monde de la justice ? Peut-il même le penser ?
La plupart des magistrats, du parquet comme du siège, sont convaincus de bien faire leur travail et notamment de juger équitablement. Ils méconnaissent cependant un double problème générateur d’injustices. D’abord, les conditions sociales difficiles et l’environnement propice à certains délits qui sont le lot de beaucoup de petits délinquants, loin d’être prises en compte pour relativiser la responsabilité individuelle servent en fait d’éléments défavorables autant pour l’établissement de la culpabilité que pour l’évaluation de la sanction. Plutôt que les excuses sociologiques que dénoncent nos gouvernants, il faudrait en réalité parler de pénalités sociologiques. Ensuite, la scène judiciaire elle-même constitue un handicap pour les accusés de milieu populaire non seulement parce que les délits qu’ils commettent les amènent à être jugés plus souvent en comparution immédiate sans préparation de leur défense et avec des peines bien plus lourdes qu’en procédure classique mais aussi parce qu’ils maîtrisent mal les codes du tribunal. Les magistrats n’ignorent cependant pas que le pouvoir et plus largement la société attendent d’eux qu’ils pénalisent plus lourdement la petite délinquance que la délinquance économique. Il serait donc fallacieux de faire peser sur eux seuls le poids de l’injustice de la justice. En fait, tout en paraissant établir une hiérarchie des peines à partir d’une hiérarchie des délits, les plus graves étant les plus sanctionnés, le pouvoir et la société établissent de fait une hiérarchie des populations, dont certaines sont de plus en plus punissables et d’autres de moins en moins. Le recul des condamnations en matière de délinquance économique n’est pas dû à une baisse des délits mais à des législations et des pratiques judiciaires toujours plus favorables au monde de l’entreprise et des affaires. On veut éviter la prison aux patrons délinquants. On n’a pas la même attention à l’égard des jeunes des quartiers populaires issus de l’immigration. Bien au contraire, on cible sur eux la stigmatisation sociale, la sévérité législative, l’activité policière et en dernier ressort les décisions judiciaires.
Repenser le châtiment, ce serait comme le dit Nietzsche “soumettre la valeur de nos valeurs à un examen critique“. Pensez-vous que les “progressistes“, dont beaucoup d’élus se disputent aujourd’hui l’étiquette, soient prêts à repenser la peine ? Les difficultés qu’a connues Christiane Taubira place Vendôme ne sont-elles pas le signe d’une impasse quasi sociologique à vouloir repenser la notion de châtiment ? Sur quoi une démarche progressiste en termes de justice doit-elle reposer aujourd’hui ? Interroger les fondements du châtiment, ce qui le définit, comment on le justifie, de quelle manière on le distribue ? Contre cette obsession moderne, “surveiller et punir”, sur quelle valeur une société peut-elle aujourd’hui espérer se raccrocher à l’idée de progrès ?
Les temps sont durs en effet pour le progressisme pénal, notamment en France. La difficulté qu’a rencontrée Christiane Taubira pour une réforme pénale qui s’est avérée finalement très modeste et n’est pas même appliquée par les tribunaux peut rendre pessimiste. Les arguments ne manquent pourtant pas en faveur d’une politique moins répressive et moins discriminatoire. Argument économique du coût de l’enfermement. Argument utilitariste des récidives après incarcération. Argument social de l’aggravation des inégalités. Argument moral de l’injustice de la distribution des peines. Ces arguments ont déjà eu des effets dans certains pays comme l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas, et même aux Etats-Unis, où la population carcérale a diminué d’un dixième au cours des cinq dernières années. Ce qui manque à la France ce sont des responsables politiques qui aient ce à quoi Foucault a consacré ses derniers cours au Collège de France : le courage de la vérité.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
Punir, une passion contemporaine, par Didier Fassin (Seuil, 200 p.)
Réédition simultanée de L’Ombre du monde (Points essais)
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