Ouvert la nuit est son troisième long métrage. Avec l’enthousiasme qui le caractérise, Edouard Baer nous ouvre son univers, évoque le Paris de Modiano et l’esprit de troupe qui l’habite.
Ouvert la nuit est le troisième film de cinéma réalisé par Edouard Baer, après La Bostella (1999) et Akoibon (2005). Le point de départ est partout le même : un chaos organisé avec grâce autour d’un seul et même personnage central, interprété par Edouard Baer. Le schéma est plus ou moins identique dans les pièces qu’il a imaginées pour le théâtre, depuis La Folle et Véritable Vie de Luigi Prizzoti, créée en 2006 et pour laquelle il s’entourait à dessein d’une troupe au grand cœur qui ne cesse désormais de s’agrandir autour de lui.
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Dans cette troupe, il y a Sabrina Ouazani, Alka Balbir, Jean-Michel Lahmi, Atmen Kelif, Patrick Boshart ou Christophe Meynet. Et on va vous les présenter un par un (lire pp. 23-24) car ils valent le détour, et vous en avez d’ailleurs peut-être croisé certains dans Plus près de toi que Baer anime depuis octobre sur Radio Nova, du lundi au jeudi de 7 heures à 9 heures – c’est tôt mais c’est cool.
Poursuivons : dans Ouvert la nuit (en salle le 11 janvier), Baer est Luigi, directeur de théâtre, qui paie quand il a le temps et qui, à la veille d’une première très attendue, se heurte à la fronde de ses employés et amis. S’ensuit une fuite dans un Paris nocturne (accompagné de sa stagiaire – formidable Sabrina Ouazani) pour trouver la solution, et surtout de la thune. Pour aboutir à un des films les plus réussis et attachants de ce début d’année, une comédie qui vire dramatique sans en faire des caisses. Baer est exceptionnel en chef de meute quasi déchu qui essaie de se refaire la cerise en buvant de la poire.
Sa bande l’entoure avec jubilation et lui passe et repasse la balle pour une pochade beaucoup plus métaphysique qu’elle ne l’annonce. Après les effets de manches et les changements de costumes, Baer et son personnage concluent Ouvert la nuit en slip, au milieu des gens, au cœur du monde. Nous n’avons pas résisté à l’envie de lui tendre bien haut notre micro, pour en savoir un peu plus sur ce fameux Luigi, et pour la première grande interview de 2017, où se téléscopent Bizot, Carmet, Poelvoorde, Depardieu, les frères Coen, le patron de Chez Castel, et bien sûr Patrick Modiano, dont il a interprété l’un des textes les plus autobiographiques, Un pedigree, au théâtre l’automne dernier.
Ouvert la nuit démarre comme vos deux précédents films et vos pièces de théâtre : que ce soit une émission de télévision ou un spectacle, un metteur en scène, Luigi, joué par vous, se trouve à la veille de commencer quelque chose d’important avec plein de personnages autour. C’est un peu comme dans le blues, vous aimez partir de la même histoire ?
Edouard Baer – J’aimerais bien en sortir, je ne le fais pas exprès. Et puis je crois que ma productrice en a marre que je raconte toujours la même histoire. Il est vrai aussi que j’ai toujours peur que ce soit factice, pas ressenti, si j’essaie d’imaginer. Donc, je préfère partir d’un milieu que je connais. Je sens tout de suite si les rapports humains et professionnels sont justes ou pas. Mais je crois que j’en ai fait le tour, c’est le dernier film que je ferai sur ce thème. Cela dit, ce schéma permet d’aborder beaucoup de choses : l’intimité, l’argent…
Les coulisses !
J’aime beaucoup les films de coulisses. J’aime bien quand on réussit à rendre l’impression de panique générale qu’est la préparation d’un spectacle, où toutes les expressions de la folie, de l’hystérie sont finalement compréhensibles. On est autant flippé par le fait qu’un singe ne va pas arriver à temps que s’il s’agissait d’un médecin devant sauver une vie. Dans le milieu du spectacle vivant, tout recommence à zéro chaque jour, contrairement au cinéma. Et puis, je crois que tout le monde, que l’on soit artiste ou non, est fasciné par les coulisses, ce qui est derrière, dans l’ombre, dans la loge. Et le cinéma, sans vouloir être pompeux, filme toujours les coulisses de la vie, au fond.
Tout cela nous ramène à vous et à l’un des thèmes les plus brûlants du cinéma : est-ce que les gens jouent, mentent ou sont sincères ? Au fond, vous, on ne sait jamais si vous jouez ou si vous êtes naturel, si vous êtes sérieux ou pas.
Je m’éloigne peut-être de la réponse, mais dans la vie, j’aime beaucoup les gens qui jouent, qui en font beaucoup, qui remuent de l’air… Que ce soit dans les bars ou dans le travail. La vie serait très ennuyeuse sans eux. On peut s’y brûler, ça peut devenir insupportable si l’on devient trop intime avec eux. Mais, en restant à bonne distance, un type qui parle fort et éructe peut vous sauver la vie ! Dans nos métiers, s’il n’y avait pas Depardieu ou Poelvoorde, ce serait terrible ! Et dans tous les métiers. L’extravagance, je la trouve utile socialement. C’est la générosité… (silence) Même l’exhibitionniste est généreux ! (rires) Si tout le monde est pudique, introverti, profil bas, avec ce jeu de cinéma à l’américaine où tout le monde parle bas, non ! Je crois à la fonction sociale des comédiens. Quand une troupe arrive en ville, elle doit l’animer, la ville. Il faut jouer, que la brasserie locale soit ouverte, etc. Dans certaines petites villes, on est la seule attraction après 8 heures du soir. J’aime bien l’idée : LA TROUPE ARRIVE EN VILLE, quoi ! (rires)
C’est la première fois que vous allez aussi loin dans les coulisses “intimes” du personnage principal, ses défauts, ses qualités…
Ce personnage est un archétype, un fanfaron, un type qui brasse de l’air. Tout le monde le reconnaît tout de suite. On n’a pas besoin d’en faire beaucoup. Du coup, on a le temps de le balader, de le casser, de le salir un peu, de le montrer sous d’autres angles. Ensuite, il y a une limite. Je veux qu’on puisse encore l’aimer, mais sans complaisance.
C’est un personnage que vous rudoyez plus que d’autres.
Oui, car sinon il aurait la part belle. Et comme je le joue, je peux y aller. Ce que j’aime, dans The Big Lebowski, c’est ce moment où les Coen se désintéressent de l’histoire et se consacrent totalement à leur personnage pour lui rendre hommage. Alors il vole, il chante, ils sont amoureux de lui… Comme je me filme moi-même, ce serait bizarre. Donc c’est amusant de lui taper un peu dessus.
Vous avez déjà pensé à vous mettre en scène vous-même, sans vous cacher derrière un personnage ?
Non, parce que ça m’intéresse de faire de la fiction. Et puis se dire quelque chose comme : “J’ai une image publique, je vais la casser”, c’est un drôle de rapport à soi-même. Je ne pourrais pas. Il faudrait que je comprenne l’image que les gens ont de moi, pour pouvoir jouer avec. Ou alors il faut être Jamel ou Delon : être comme on est et s’être fait connaître ainsi. Eux, ils existent vraiment depuis toujours. Mais je pense que si on est trop conscient de ça, on devient dingue. C’est une prison terrible, une image.
Moi, je ne suis pas comme ça. Je suis un type connu, mais de proximité, un peu comme Jean Carmet. Au cinéma, je m’inspire de gens que j’ai connus ou sur lesquels j’ai lu des livres. Des grands producteurs comme Raoul Lévy, Jean-Pierre Rassam. Ou des hommes de presse et de médias comme Claude Perdriel ou Jean-François Bizot, que j’ai bien connu. Des équilibristes complets qui jouent leur vie tout le temps. Des jusqu’au-boutistes de la vie, comme Depardieu, qui vivent dans la folie de l’instant, qui laissent la terre brûlée derrière eux. Qui peuvent tout jouer sur un coup de poker ! Et ce n’est pas que de la fumée.
Vous avez dédié Ouvert la nuit à Bizot, d’ailleurs…
Etre un “enthousiasmeur”, je trouve ça incroyable ! Je ne crois pas à des époques enthousiasmantes, je crois à des individus qu’on suit, qui vous poussent à exister. Pour ma génération et mon milieu, Bizot nous a révélés à nous-mêmes. Il a eu une curiosité insatiable jusqu’à la fin de sa vie. Il était à la fois capable de s’enthousiasmer pour un mouvement poétique né dans une banlieue de Seattle ou un nouveau groupe africain qui vivait à cent-cinquante kilomètres de Bamako, et il fallait aller le chercher ! (rires) Alors qu’il en avait connu des milliers, il te le vendait : “C’est vraiment génial !” Et tu lui disais : “Oui, OK, Jean-François, on va boire un coup ?” “Mais non, c’est vraiment génial !” Et c’est lui qui avait raison. C’était l’anti-blasé par excellence ! Et ça demande une discipline morale, de ne pas se résigner.
Vous pouvez vous résigner, parfois ?
Beaucoup. Mais là, on va parler de Modiano. Ce qui est merveilleux, ce sont les gens qui voient de la beauté là où les gens ne voient rien – pas même de la laideur. Tu te balades dans la rue avec un type comme Bizot, et tout d’un coup il te montre une sanisette et il te dit : “Non, mais tu as vu cette couleur ?!” Et hop, il est parti sur les sanitaires, et toi tu n’avais même pas fait attention (rires). Si, en plus, tu y ajoutes le goût du mystère comme le fait Modiano, à l’arrivée, ça donne des gens heureux et utiles socialement.
Si ces gens m’attirent, c’est parce que je cours toujours le risque contraire : j’ai un fond entièrement dépressif. Donc je ne peux pas m’asseoir sur un talent qu’ils ont et que je n’ai pas, sinon je m’effondre. Mon personnage marche tout le temps, il a besoin des autres. C’était la devise de Jean Castel, le patron de Chez Castel : “Ni moi sans vous, ni vous sans moi.” (rires) Ça commence bien : “Ni moi sans vous”, et ça se termine mal : oui, mais pas sans moi ! (rires) Mon personnage va chez les autres parce que la notion de “chez moi” lui échappe complètement. Il est comme Cadet Rousselle, il a trois maisons. Je voulais mettre la phrase d’Antoine Blondin dans le film : “J’ai trois maisons : dans la première, mes enfants vivent avec leur mère, dans la deuxième, la femme que j’aime vit avec son mari, dans la troisième, ma mère attend que je rentre.” Et il vivait à l’hôtel ! (rires)
L’idée de se promener dans Paris, ça vient aussi de Modiano ?
Pour le mystère, pas pour la nostalgie. Le vrai talent de Modiano, c’est de mettre du mystère dans le quotidien. Si en plus tu tournes en été, la nuit, tout devient facilement étrange. Les sons sont différents, les lumières de Paris créent des jeux d’ombres avec les feuillages – parce que Paris est une ville très végétale. Et puis, les fenêtres ouvertes, pénétrer chez les gens, dans leur vie, par effraction, c’est fascinant. C’est tout ce qu’il aime, Luigi : que tout le monde vive ensemble. Paris devient le bureau de mon personnage, et même plus peut-être : son salon, sa salle à manger, sa chambre.
Il y a des lieux, dans Paris, que tu penses avoir épuisés ?
Oh oui. J’ai beaucoup de mal à retourner à Saint-Germain-des-Prés. Parce qu’on cherche les mêmes choses aux mêmes endroits. Parce que déjà, dans la vie, revivre des choses qu’on a déjà vécues, c’est difficile, mais dans les mêmes endroits, franchement… C’est quand même délirant de penser qu’on va retrouver une ambiance germanopratine qui n’existe plus depuis cinquante ans. On ne va pas être tout le temps d’une époque de l’histoire qui n’a duré que vingt ans au maximum. Encore moins dans un quartier où les loyers ont été multipliés par dix ! Jusque dans les années 1970, c’était très fauché. Ça se nourrissait de ça.
Ce qui sauve Paris aujourd’hui, c’est qu’il y ait 30% de logements à loyer modéré et que les gens de banlieue aient encore envie de venir. Quand tu vois tous ces coiffeurs africains du boulevard de Sébastopol, il faut bien imaginer qu’ils n’ont pas les moyens de se payer l’immeuble qui est au-dessus d’eux. Heureusement que le RER passe dans Paris.
On a l’impression que, dans ce film, tu as atteint la composition idéale de ta troupe, de ta famille d’acteurs. Tout le monde a trouvé sa place…
Je suis content parce qu’on ne fait pas attention à qui est qui : une star venue faire une visite ou un vieux copain qui joue dans tous les spectacles. Je crois avoir réussi à établir un équilibre. Chaque personnage a sa chance, sa place, son moment, existe vraiment. J’aime bien que l’on ne sache pas qui est le premier ou le second rôle. Ce sont de telles personnalités qu’on sent que ça va continuer quand la caméra va s’arrêter de tourner. Que quand on a crié “Coupez”, l’acteur avec l’étiquette sur son costume n’est pas parti à la cantine ou allé appeler son agent. (rires) Et puis, j’écris pour eux.
Vous les voyez tout le temps, les membres de cette famille ?
J’essaie d’avoir toujours quelque chose pour eux pour qu’on se voie. Parce que chacun travaille de son côté, mais moi je les rassemble. Je ne suis pas très bon pour vivre en dehors des projets.
Vous avez besoin d’être entouré ? Vous avez peur de la solitude ?
Non parce que ce n’est pas un besoin. J’ai envie d’être avec les gens avec qui je suis. Je n’ai pas peur de la solitude, mais je crois que j’ai le goût d’être entouré. Certains ont des familles de sang, d’autres d’intérêt, on appelle ça le networking, moi je suis entouré de gens avec qui nous formons une famille que je ne saurais pas définir précisément. Mais je suis aussi capable de jouer Patrick Modiano seul. Je crois que ces histoires de troupes ne valent que si chacun a son existence propre. J’ai besoin de gens qui me stupéfient, j’aime les parties étranges, chez chaque personne.
Ouvert la nuit en salle le 11 janvier, lire la critique du film dans le numéro de la semaine prochaine
merci au restaurant La Gare à Paris et à tout le personnel pour leur accueil
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