À l’origine simple prescription alimentaire, le halal est désormais partout : du tourisme à l’habillement. Dans un livre récent, la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler décrypte la montée en puissance du halal, entre retour du religieux et néolibéralisme, et pointe son instrumentalisation économique, politique et religieuse.
“Tout le monde mange halal sans le savoir.” Février 2012. En pleine campagne présidentielle, Marine Le Pen créait la polémique avec cette fausse déclaration. Puis il y eut l’affaire des Quick 100 % halal. Et en août dernier, au plus fort de la polémique “burkini”, ressurgissait l’idée d’une “taxe halal” pour financer le culte musulman, serpent de mer politique. Régulièrement sujet à débat dans l’actualité, le halal reste avant tout à l’échelle mondiale un gigantesque marché économique estimé à 1 300 milliards de dollars par an, soit l’équivalent du PIB de la Russie.
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Cette logique mercantile, souvent laissée de côté, est pourtant essentielle pour comprendre l’extension du halal, transformé en un marché mondial. D’une prescription alimentaire propre à l’abattage, le halal est devenu le fer de lance du marketing islamique, exploité par les fondamentalistes pour promouvoir l’islam rigoriste. C’est le constat de l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche au CNRS et spécialiste du halal depuis vingt ans. Couplant l’approche historique, sociologique et économique, la chercheuse signe avec Le Marché halal, ou l’invention d’une tradition un ouvrage précis et documenté sur l’invention de la tradition halal, dresse le tableau du marché français, ses acteurs – controversés – et déconstruit les polémiques.
La fiction du halal
“Le halal est né industriel”, expose d’emblée Florence Bergeaud-Blackler. L’histoire du marché halal est en fait celle de la construction d’une norme « halal », nécessaire à l’exploitation économique de cette prescription alimentaire. Les textes musulmans, le Coran et la Sunna consacrent l’importance de l’abattage des animaux, « par blessure lors de la chasse, par saignée soit au niveau de la gorge, soit au niveau du sternum de l’animal ». Mais aucune technique précise n’est donnée. La première tentative de fixation d’une unique règle d’abattage halal date en fait des années 1920 en… Grande-Bretagne.
Le marché du halal prend véritablement son envol dans les années 1970 par la rencontre, imprévisible et inconsciente, des deux dynamiques, religieuse et capitaliste. D’un côté, l’alimentaire devient instrument du soft power. L’Iran de Khomeini est le premier pays à “islamiser” l’abattage, inventant un protocole industriel halal sous contrôle musulman. Cette codification, de plus en plus rigide, est ensuite portée par d’autres pays à majorité musulmane : pays du Golfe, Malaisie, Turquie… Elle est un moyen de conquérir l’autorité et la représentativité religieuse, surtout dans la diaspora.
De l’autre côté, cette nouvelle demande de produits “halal” tombe à pic pour les producteurs de viande, dont la France. De nouveaux marchés s’ouvrent pour ces acteurs économiques qui anticipent une crise durable suite aux scandales sanitaires des années 1990. Dans cette ère d’insécurité alimentaire, la certification “halal” porte, aux yeux des consommateurs musulmans, le sceau de la pureté, de l’intégrité et aussi de contrôles plus stricts. Elle devient un argument commercial.
A l’international, le développement du marché halal en fait un secteur stratégique pour l’exportation des viandes françaises. En France, la demande “halal” ne faiblit pas. L’alimentation, élément puissant du marquage religieux primaire, est au cœur de la transmission familiale. A tel point que 40 % des musulmans pensent, à tort, que manger halal est un pilier de l’islam, donc une pratique obligatoire. Cette incompréhension est entretenue, de manière indépendante, pour des intérêts économiques et religieux. D’une règle appliquée à un produit alimentaire, le halal s’est mué en “un ‘espace normatif’ qui s’applique à des femmes et des hommes”, analyse l’auteur.
Nouvelle arme du “djihad économique »
Au cœur du marché halal, deux types d’acteurs travaillent à son extension : les organismes certificateurs et les associations de défense des consommateurs musulmans, nées dans la seconde moitié des années 2000. Florence Bergeaud-Blackler retrace les premiers prédicateurs du tout “halal” en France, qui parviennent à imposer la vision dichotomique halal/haram (licite/illicite), qui élimine la « zone grise » permissive (ni halal ni haram), jadis largement majoritaire dans les habitudes de consommation des musulmans.
Les Frères musulmans, par l’entremise d’associations, puis les “salafistes néolibéraux”, s’adressant aux générations réislamisées post-années 1970, utilisent les armes du capitalisme et de la société consumériste pour promouvoir les valeurs (salafistes) de l’islam : “l’économie du halal, notamment de l’alimentation, devient le moyen pour les Frères [musulmans, NDLR] de moderniser, d’actualiser leur rhétorique religieuse”, défend Florence Bergeaud-Blackler avant de conclure :
“Dans un monde dominé par l’économie de marché, le ‘jihad économique’ est une nouvelle arme à disposition des entrepreneurs qui promeuvent un islamic way of life. (…) Néolibéralisme et fondamentalismes religieux s’entendent fort bien, et mieux encore, peuvent se marier pour donner naissance à des formes de pratiques religieuses nouvelles, prosélytes et intégrales utilisant les nouvelles technologies et les ressorts de l’intelligence économique contre les démocraties.” Réjouissant.
Le Marché halal, ou l’invention d’une tradition, Florence Bergeaud-Blackler, Editions du Seuil.
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