Le Musée Cernuschi révèle la beauté troublante de l’œuvre du peintre chinois Walasse Ting, baptisé “voleurs de fleurs“, qui au croisement de la calligraphie classique, du mouvement CoBra et du Pop Art américain, traversa la scène artistique des années 60-70 avec ses toiles érotiques.
Des fleurs, encore des fleurs. Tandis que la belle exposition du Musée du Luxembourg consacrée à Fantin-Latour (1836-1904), A fleur de peau, exhume l’émouvante subtilité de ses nombreux portraits de fleurs célébrant la beauté de glaïeuls et de roses, une autre exposition parisienne au musée Cernuschi dévoile l’œuvre plus rare du peintre chinois Walasse Ting (1928-2010), qui se baptisa lui-même « voleur de fleurs ». Un double que Walasse Ting évoquait en ces termes : “J’emprunte de l’argent ; il dépense comme un fou. Je me sens épais comme un tigre ; il est léger comme un papillon. Je marche sur le trottoir ; il vole dans le vent. Je suis la racine ; il est le pollen. Moi l’eau brûlante ; lui la vapeur. Moi la montagne ; lui le nuage. Moi la pluie ; lui l’arc-en-ciel…“. Ting présentait ainsi le voleur de fleurs comme l’auteur invisible de ses peintures de femmes “au corps de jade, à la joue de pêche, aux bras blancs comme la racine de lotus sous leurs cheveux noirs, aux lèvres de cerises…“
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C’est en 1970 que Walasse Ting fit don au musée Cernuschi de 80 peintures, qui ont fait l’objet à partir de 2013 d’une longue restauration pour être enfin révélées au grand public, jusqu’ici peu familier de son œuvre vibrante, et pourtant très rarement exposée, en dehors notamment d’une rétrospective au Musée d’art moderne de Taipei en 2011.
Walasse Ting(1928-2010) Photographie John Lefebre © Marion Lefebre
De salle en salle de ce très beau musée des arts de l’Asie de la ville de Paris, les fleurs sont partout, souvent posées sur des femmes dont le peintre ne cessa de célébrer, à travers des couleurs pop, les sublimes corps nus, dévoilés dans des pauses lascives et engageantes. Chez Walasse Ting, les fleurs et les femmes s’offrent au regard au point d’en troubler la tranquillité, comme si les peintures déstabilisaient par leur charge subversive la pulsion scopique du spectateur.
Love Me Love Me, Séries 10, 1975, Acrylique et crayon sur papier, 69 x 103 cm © The Estate of Walasse Ting/ADAGP, 2016/ Photo Jeffrey Sturges
Cet enchantement excède le cadre érotique de la représentation du corps féminin, en s’inscrivant dans une tradition esthétique troublante qui oscille entre les pures références à l’art classique chinois et l’art moderne des années 1950-60. Car, plus encore que les motifs de ses représentations, l’œuvre de Walasse Ting se place étrangement à la jonction de ces deux courants, pour afficher sa propre singularité dans l’histoire de la peinture. A tel point qu’elle forme en elle-même autant un chapitre de l’art occidental qu’une page de l’art oriental. C’est dans cet effet de circulation, ses jeux de résonance, ses échos constants, ses combinaisons dialectiques, que l’œuvre de Walasse Ting déploie sa vitalité unique. Ce tropisme transculturel s’incarne dans le choix même de son nom, qui n’est que la juxtaposition d’un prénom occidental, qu’il substitue à celui de Xiongquan, et d’un nom de famille chinois.
Sans titre (Femme au perroquet), Années 1980, Archives Pierre Alechinsky © The Estate of Walasse Ting/ADAGP,2016/Photo Michel Nguyen
“En revendiquant une double identité par l’invention du voleur de fleurs – double intemporel de l’artiste se jouant des lieux et des époques –, Walasse Ting crée une œuvre plurielle, qui préfigure par bien des aspects l’internationalisation actuelle de l’art contemporain chinois“, explique le commissaire de l’exposition Eric Lefebvre
Le parcours géographique du peintre dit déjà beaucoup de sa facilité à échapper à toute assignation culturelle et à circuler entre les espaces et les codes esthétiques dispersés : ceux de l’encre de la calligraphie chinoise traditionnelle comme ceux du pop art et de ses couleurs libérées. Walasse Ting produisait aussi bien des peintures à l’huile que des encres sur papier et s’inspirait aussi des estampages de bas-reliefs d’époque Han (206 av.J.C.-220) dans des aplats noirs. Après avoir quitté la Chine en 1946, où il est né en 1928, vécu à Hong Kong, Walasse Ting s’installe à Paris en 1952 ; c’est dans la capitale française qu’il se lie à des artistes comme Pierre Alechinsky, Karel Appel ou Asger Jorn, membres du mouvement d’avant-garde CoBra. Au contact de Walasse Ting, Pierre Alechinsky s’intéresse à l’expressivité du geste pictural et à l’art du pinceau dans la tradition asiatique.
Walasse Ting, Pierre Alechinsky et Reinhoud 1963 © Suzy Embo/FOMU Fotomuseum Province Antwerpen
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la scène intellectuelle et artistique parisienne exprime son intérêt pour l’art asiatique, la calligraphie japonaise et chinoise, mais aussi la pensée taoïste et le bouddhisme zen. Une nouvelle génération de peintres chinois émerge alors en France, comme Chu Teh-chun, Wu Guanzhong ou Zao Wou-ki. Les peintures de Walasse Ting, exposées à Paris dès 1954, rejoignent ainsi les collections du musée Cernuschi, l’une des toutes premières collections publiques dédiées à la conservation de la peinture asiatique contemporaine en Europe. A Paris, Ting forge son caractère et ses goûts, déjà dominés par son admiration pour Matisse, dont témoigne l’exposition en fin de parcours, à travers des toiles aux couleurs vibrantes, intenses, comme un hommage à l’un de ses maîtres.
Déménageant à New York en 1957, il se frotta ensuite à l’influence du pop art et de l’expressionisme abstrait. “C’est à New York que Walasse Ting découvre son univers, fait d’allers et retours entre l’encre et la couleur pure, entre les codes de la peinture chinoise et la spontanéité de l’Action Painting“, précise Eric Lefebvre.
A New York, il revendique la tradition chinoise des surnoms poétiques et adopte définitivement celui de « Grand voleur de fleurs ». Mais, il s’arrache en même temps à ses racines culturelles en fréquentant la scène artistique américaine en pleine explosion, et c’est avec elle qu’il initie en 1964 le projet One cent life, livre de 62 lithographies de 28 artistes comme Roy Lichtenstein, James Rosenquist, Pierre Alechinsky, Sam Francis, Asger Jorn, Robert Rauschenberg, Tom Wesselmann ou encore Andy Warhol… One Cent Life reste l’un des rares cas de collaboration artistique entre trois courants différents – l’expressionnisme abstrait, CoBrA et le Pop art. Ting évoque son projet en ces termes : “L’artiste a une idée et cela devient 17 tonnes de papier qui font 2 100 livres, chaque livre un bébé de 9 livres et 27 artistes comme parents… Où est-ce que je peux trouver un livre aussi saisissant que Times Square, avec des couleurs aussi lumineuses que des néons, aussi chaud qu’un expresso. Je regarde la grande pizza et les vers de terre verts, et je décide de faire un livre comme un jardin de cent fleurs“.
« La bibliothèque » Atelier de Walasse Ting, New York 1967, © Marion Lefebre
L’exposition dévoile surtout l’insolence, et la finesse, de ses épanchements stylistiques, de ses enchevêtrements entre la furie de l’action painting et la rigueur de la calligraphie. Dans un texte sur l’atelier de Ting, en 1967, Pierre Alechinsky notait que tous ses murs étaient tapissés de photographies érotiques. C’est dire combien son espace domestique et professionnel envahissait le cadre même de ses toiles, notamment ses quarante-deux peintures et calligraphies regroupées sous le titre The Book, éloge de la transgression et de l’analogie entre l’acte sexuel et l’acte pictural. S’il se disait voleur de fleurs, Walasse Ting fut un vrai regardeur des femmes, à l’ombre des jeunes filles en fleurs ; son œuvre en porte la trace de manière troublante, comme une peinture dont la charge érotique se fond dans la douceur de touches colorées et quasi enfantines.
Jean-Marie Durand
WALASSE TING, LE VOLEUR DE FLEURS (1929-2011)
Musée Cernuschi, musée des arts de l’Asie
7 avenue Vélasquez
75008 Paris
Ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h sans interruption.
Jusqu’au 29 janvier 2017
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