Six ans après l’explosif “Plunge”, l’ex-moitié de The Knife revient avec un disque amalgamant à un postulat subversif et militant un sens de la production toujours intact. Rencontre avec Karin Dreijer.
On a été surpris qu’on nous demande explicitement de lire les paroles de tes morceaux avant cette interview. Est-ce que ça dit quelque chose de ta relation aux médias ?
Fever Ray — Ce n’était pas vraiment une obligation, mais c’est quelque chose que je trouve important pour parler d’un disque, et en dehors de ça c’est quelque chose que j’aime faire. Je ne sais pas si j’ai une relation particulière avec le journalisme et les médias, je pense que les interviews peuvent être intéressantes. Selon moi, ça reste un moyen de parler de ce que je fais, de convaincre les gens de venir en concert autant que d’analyser ce que je dis dans mes chansons.
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Tu aimerais privilégier un rapport plus direct au public ? Tu organisais d’ailleurs des tchats sur YouTube lors des premières diffusions de tes clips…
Oui, j’en ai encore fait un hier, pour la sortie du clip de Kandy, avec Olof [Dreijer, son frère et autre moitié de The Knife, qui apparaît dans la vidéo, ndlr]. C’était fun de partager la vidéo et de voir les réactions du public en direct… Je crois que c’était la deuxième fois que je le faisais, sachant que la première c’était pour le précédent single, Carbon Dioxide. J’essaie de répondre à un maximum de personnes, mais le format implique d’être assez rapide, de faire des réponses courtes…
Radical Romantics arrive six ans après ton précédent album, Plunge. Que s’est-il passé dans ta vie depuis 2017 ?
Il n’y a pas tout de suite eu l’idée d’un nouveau disque. Après ma tournée en 2018, j’ai frôlé le burn out… C’était un moment assez intense dans ma vie, puis nous avons passé du temps à nous construire un studio avec mon frère, qui a déménagé à Stockholm au même moment, après avoir vécu à Berlin pendant longtemps. C’est une fois les travaux terminés que l’envie de faire de la musique est revenue, ce qui coïncide avec le début de la pandémie. Même si on n’a pas eu de confinement en Suède, nos déplacements étaient limités, et nos interactions aussi : les clubs étaient fermés, on ne voyait pas tout notre entourage… C’était un moment d’isolement.
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Certains indices laissent pourtant croire que les choses se seraient enchaînées naturellement : on retrouve les paroles du morceau What They Call Us dans le magazine bonus publié après la sortie de Plunge, en 2018, et tu avais sorti une démo du titre Bottom of the Ocean dans une compilation parue en 2011…
C’est vrai que j’ai écrit les paroles de What They Call Us il y a longtemps… En fait, à la sortie de Plunge, le morceau en était déjà au stade de brouillon. Je crois que je l’avais commencé dans le cadre d’une collaboration cinématographique qui n’a pas abouti… Je comptais encore la chanter en suédois à ce moment-là. Mais justement, avec le studio et le contexte de pandémie, j’y ai vu l’occasion de me replonger dans mes anciens travaux : j’avais entamé des musiques pour des films, des pièces de théâtre… J’ai fait du rangement dans toutes mes archives, et ça m’a amené à retravailler particulièrement ces deux morceaux.
C’est quelque chose d’habituel dans ton processus créatif ?
Pas vraiment, d’habitude j’essaie de ne pas abandonner de morceau en cours. Je termine les choses dans l’ordre, et ça devient un album !
On sent davantage de filiation entre Radical Romantics et Plunge qu’avec ton premier disque solo. Faut-il y voir une forme de continuité dans ta démarche ou les thèmes que tu y traites ?
Je dirais surtout que beaucoup plus de temps s’est écoulé entre mon premier album et Plunge, qu’entre Plunge et Radical Romantics, donc la filiation se fait logiquement plus ressentir. Mais surtout, je pense que ma vie a radicalement changé depuis mon premier album. C’est quelque chose dont je prends conscience rétrospectivement, je ne peux pas encore porter de regard critique sur Radical Romantics. Redemande-moi dans cinq ans ! [Rires]
On sent tout de même une ligne militante dans ta musique depuis 2013 et la sortie de Shaking the Habitual, le dernier album de The Knife. Tu incorpores toujours consciemment de la politique dans ton art ?
Je pense que tout est politique, quand on en revient aux raisons qui nous poussent à faire nos choix. Dans la musique, l’activisme prend différentes formes. Quand on a sorti Shaking the Habitual avec The Knife, beaucoup de choses reposaient sur notre processus créatif : on avait lu des ouvrages d’études de genre et de théorie critique du capitalisme avant de travailler sur l’album, on voulait implémenter ces idées dans notre musique. En fait, je trouve que le processus de création est davantage important que le résultat, que l’album en soi. En retravaillant avec Olof sur Radical Romantics, on s’est rappelé cette démarche et nous nous sommes dit qu’on ne voulait pas retravailler comme ça pour le disque : maintenant, je veux que ma musique conforte, qu’on danse dessus, qu’elle accompagne un activisme préexistant.
La musique provoque souvent des émotions nostalgiques, ça touche au cœur plus qu’au cerveau : c’est ce que j’essaie d’atteindre. Les symboles politiques viennent après : en choisissant avec qui travailler, comment faire sa tournée, comment dépenser son argent…
Pourtant, on a déjà entendu des artistes déplorer un sentiment d’impuissance militante… Qu’est-ce que cela t’évoque ?
C’est logique dans un contexte où tu es en souffrance, quand tu essaies de te battre pour faire changer les choses. Maintenant je me dis que mes obsessions ne sont pas forcément celles du public, qui vient aussi – en grande partie je pense – pour s’amuser. Encore une fois, à mes yeux ce n’est pas qu’une question de musique, mais aussi de ce qui entoure l’acte de création et ce qu’on en fait : qu’on le veuille ou pas, on est confrontés à des choix. Certains artistes acceptent de jouer en Israël par exemple, c’est un choix… Dans un autre registre, l’an dernier, environ un quart de la population suédoise a voté pour un parti néofasciste… non, fasciste tout court en fait, aux élections parlementaires : je dois me poser la question de ce que je peux faire pour résonner avec les mouvements sociaux dans ma musique, mais aussi me questionner sur la façon dont je peux dépenser l’argent que je gagne. L’intérêt est de garder en mémoire que personne ne mène ce combat en solitaire, et qu’il faut s’entraider.
“C’est un album qui parle du développement d’une empathie envers soi et vers l’extérieur.”
À propos d’entraide, ton frère a produit quatre morceaux sur l’album. C’était la première fois que vous retravailliez ensemble depuis la fin de The Knife en 2014 ?
Il avait participé à l’album remix de Plunge, sur le morceau Wanna Sip il me semble… Mais sinon c’était bien la première fois en une dizaine d’années qu’on retravaillait ensemble. C’était inévitable que ça arrive, comme on travaillait dans le même studio… Je n’aime pas passer du temps à fignoler mes morceaux, alors je lui ai proposé de m’aider, sans savoir à quel degré la collaboration serait importante, et le reste s’est fait naturellement.
Qu’en est-il pour les collaborations avec Trent Reznor et Atticus Ross ?
L’envie m’est venue en regardant la série Watchmen (2019), que j’ai bien dû regarder trois fois. J’en suis complètement fan… Leur travail sur la bande originale m’a décidé à les contacter et ensuite tout s’est fait par mail. J’ai pensé que Even It Out, qui est un morceau sur la parentalité, devrait résonner avec Trent, qui est père de trois enfants. Et ça a plutôt bien marché.
Justement dans ce morceau tu fais directement référence à un de tes enfants qui se serait fait harceler. Sans indiscrétion, c’est une histoire vraie ?
[Silence] Oui. Ce morceau est un peu à part du reste de l’album en fait, il y a beaucoup de colère dedans. En même temps, j’ai l’impression que Radical Romantics appelle à se questionner sur ses propres besoins et ceux des autres, c’est un album qui parle du développement d’une empathie envers soi et vers l’extérieur. Tout ça résonne avec le sujet du harcèlement, dans la mesure où l’empathie nécessite aussi de savoir reprendre ce qui nous a été volé.
On imagine qu’être parent influence ton travail…
Personne ne pourrait répondre non à cette question ! [Rires] C’est toute ma vie depuis 19 ans maintenant, je me rappelle à peine de comment c’était avant d’être parent. Je pense que c’est important et inspirant d’avoir une responsabilité pour d’autres que soi.
Radical Romantics (Rabid Records/PIAS). Sortie le 10 mars.
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