L’Ours d’argent remporté à la Berlinale par Philippe Garrel pour “Le Grand Chariot”, nous a donné envie de revenir sur l’un de ses très beaux films des années 1980, “Elle a passé tant d’heures sous les sunlights”. Un film que la société Re:Voir a édité en Blu-Ray et DVD il y a quelques semaines.
L’édition en Blu-Ray et DVD d’Elle a passé tant d’heures sous les sunlights fait suite à un travail d’édition au long court de l’œuvre de Philippe Garrel, puisque l’on doit déjà à Re:Voir les Blu-Ray de Marie pour mémoire, Le Révélateur, Le lit de la vierge, Les Hautes Solitudes, La Cicatrice intérieure et L’Enfant secret.
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C’est donc au tour d’Elle a passé tant d’heures…, dont le geste esthétique prolonge celui amorcé par L’Enfant secret en 1982. Véritable tournant dans l’œuvre de Garrel, ces deux films font le pont entre le cinéma radical de sa première période, et les films davantage narratifs et autobiographiques qui suivront.
Le deuil douloureux des années psychédéliques
Les deux films partagent une mélancolie douloureuse, qui porte en elle le deuil d’une décennie, celle des années psychédéliques. Loin des visions hallucinées de La Cicatrice intérieure (1971), la drogue y apparaît comme une puissance destructrice (Garrel dit même vouloir faire “un film contre l’usage de l’héroïne”) : que ce soit à travers les électrochocs de L’Enfant secret ou la réminiscence de l’agression d’une femme noire par Nico.
Avec ce film de fantômes, hanté par la chanteuse (dont le personnage de Christa est le double) et par la mort de Jean Eustache (qui a mis fin à ses jours en 1981), le cinéaste tire un bilan noir et désespéré de la décennie passée.
Entièrement irrigué par les souvenirs et les expériences du cinéaste, le film croise la forme narrative du récit rétrospectif à une forme documentaire, le tournage d’un film en train de se faire. Ces deux logiques cohabitent en permanence grâce à un montage audacieux : les plans intègrent ce qui reste traditionnellement hors-champ et excèdent le bornage entre le “clap” du début de prise et le “couper” de la fin. Emblématique de cette période de transition dans l’œuvre de Garrel, ce montage accorde autant de valeur au simple enregistrement de la présence d’un corps et de sa photogénie, qu’à la fiction menée par les personnages.
Cristallisation de l’intime
À l’opposé de la narration conventionnelle, cette forme hybride est émaillée de faux raccords, de recadrages brutaux, de jeux de focale, de désynchronisation du son, autant de signes qui tendent vers le côté artisanal du cinéma. Mais chez Garrel, ces procédés ne visent pas à une quelconque distanciation brechtienne, ils s’apparentent davantage aux effets stylistiques de la poésie. Pour celui qui avait une “caméra à la place du cœur”, la technique est mise au service des affects et de la psyché, afin de créer des épiphanies visuelles qui saisissent le pli des émotions, comme ces gros plans muets sur les visages des acteurs. Le silence – que l’on entend si peu au cinéma, comme le suggérait Godard dans Bande à part –, vient libérer les plans de leur fonction narrative, au profit d’une émotion archaïque, éveillée par la simple captation d’un visage (comme pouvait le produire le cinéma muet, exemplairement dans La Passion de Jeanne d’Arc). Si ces scènes sont si bouleversantes, c’est qu’elles visent à conserver et célébrer un visage en l’arrachant au flux du présent. Tels les Screen Tests de Warhol, les visages de Mireille Perrier, Anne Wiazemsky, Jacques Bonnaffé, Chantal Akerman ou Jacques Doillon se soustraient à toute logique narrative et rejoignent ceux de Jean Seberg dans Les Hautes Solitudes et d’Edwige Belmore dans L’Enfant secret, dans une œuvre qui compte parmi les plus beaux gros plans de l’histoire du cinéma.
À ce titre, la discussion entre Garrel et Doillon, sur le droit à filmer son enfant ou non, est révélatrice de ce rapport à l’image. Garrel finit par conclure : “Je vais le faire alors, filmer mon fils, parce que tu vois, c’est maintenant, c’est l’amour de ma vie.” Le cinéaste nous livre comme une redéfinition de l’ontologie bazinienne de l’image cinématographique : non seulement le cinéma embaume le réel, comme la “momie du changement”, mais il capture et conserve également l’amour éprouvé pour un être à un instant donné.
Ainsi, quand apparaît à l’écran une photographie du petit Louis et de son père sur la chanson Le Petit chevalier (issue de l’album Desertshore de Nico et interprétée par Ari Boulogne – le fils que Nico a eu avec Alain Delon, mais que ce dernier n’a pas reconnu), on a du mal à imaginer plus belle image de l’amour paternel et on en reste sidéré d’émotion.
Elle a passé tant d’heures sous les sunlights de Philippe Garrel, en DVD et Blu-ray
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