Le patron de Charlie persiste et signe : sa seule erreur est d’avoir laissé paraître la chronique de Siné.
Comment allez-vous, après cette tempête autour de votre clash avec Siné ?
Philippe Val – Ça va, mais c’est fatiguant. Non pas tant d’être l’objet d’agressions verbales ou écrites, de diffamation constante, d’insultes… C’est le lot de toute vie publique, il faut s’habituer à ne pas être aimé par certaines personnes, sinon il faut faire autre chose ou on finit en HP. Ce qui est choquant, c’est ce que tout cela révèle de l’état de l’opinion dans le monde médiatico-intellectuel-journalistique français. Les journaux, censés être les gardiens de la déontologie, se sont vautrés impunément dans quelque chose d’assez stupéfiant.
La virulence à votre encontre venait surtout des internautes, du public, plutôt que des rédactions où vous avez eu quelques soutiens.
Il y a contamination de certaines moeurs d’internet dans les pages papier, et non pas le contraire, hélas. C’est vrai que certains directeurs de journaux m’ont soutenu : Joffrin, Szafran, Olivennes… Mais pourquoi les directeurs de journaux se sont-ils retrouvé avec une partie de leurs rédactions vent debout contre eux ? Certains sites comme celui de Libé ont dû fermer parce qu’ils n’arrivaient plus à modérer les injures antisémites. J’ai une petite théorie là-dessus. Nous, on a eu entre 18 et 35 ans entre 1968 et 1985, et ma scène primitive en politique, c’est l’affaire Dreyfus. Ma période de formation d’adulte passe par ces années où la France travaille enfin sur sa mémoire. C’est aussi le cas pour Joffrin, Olivennes, etc. Les mômes qui arrivent aujourd’hui dans les rédactions, qui ont 30 berges, leur scène politique primitive c’est le conflit israélo-palestinien. Ils sont propalestiniens et ils n’ont pas vécu adultes la période 68-85 de travail de mémoire. Et ils sont sûrs de leur fait et ils pensent que leurs patrons sont sur les positions des néoconservateurs américains. Or, notre position est juste modérée, pas assez romantique à leurs yeux.
On vous reproche le fameux “deux poids deux mesures” : affaire des caricatures, on peut se gausser de l’islam. Affaire Siné, on ne peut rien dire dès qu’apparaît le mot “juif”.
Cette dernière affaire a révélé aussi que quand il est question d’antisémitisme, ça prend feu très vite. Certains ont senti qu’il y avait là un moment de grâce pour affirmer qu’il y en avait marre du “deux poids deux mesures”, qui fait qu’on ne pouvait pas se taper les Juifs comme on se tape les Arabes… C’est aberrant ! La façon dont ils voudraient traiter les Juifs, c’est une façon dont on n’a jamais traité les Arabes. Même si on critique l’islam à Charlie, de même qu’on publie parfois des caricatures de curés ou de rabbins, on ne critique pas le physique ou l’essence supposée des musulmans ou les Arabes. Jamais ! Ce serait raciste, et à Charlie, on a toujours été militants antiracistes. La vulgate du racisme anti-Arabe, c’est “l’Arabe est feignant et voleur”. Est-ce que dans Charlie ou dans un autre journal, on publie ce genre de stéréotypes ? C’est hallucinant, cette accusation ! Dans l’affaire des caricatures Mahomet, il était question d’une critique de l’islam comme idéologie récupérée par des fondamentalistes pour commettre des actes de terreur : où est le racisme là dedans ? Il s’agissait d’un débat idéologique entre une frange radicale de l’islam et un Etat de droit, il n’était même pas question d’Arabes.
« On semble ne plus voir la différence entre la satire d’une religion ou de religieux radicaux et l’incitation à la haine raciale. »
On peut vous rétorquer : où est l’antisémitisme dans la chronique de Siné incriminée ?
Il faisait le lien entre Juif et argent, base de la vulgate antisémite. Ce n’est plus du débat d’idée, c’est autre chose. L’accusation du deux poids deux mesures en dit plus sur celui qui la formule que sur celui à qui elle est adressée. On semble ne plus voir la différence entre la satire d’une religion ou de religieux radicaux et l’incitation à la haine raciale. L’islam dans sa version politique et radicale est l’ennemi déclaré le plus virulent des Etats-Unis et d’Israël. Du coup, les antisionistes, ou propalestiniens, ont pour cette forme de religion quelque douceur plus ou moins avouable. L’affaire des caricatures, que Charlie a incarnée en France, s’est attaquée à ça, de façon difficile à contester. Les antisionistes ont remâché leur ressentiment, ils étaient fous de rage de ne pouvoir vraiment se lâcher sur nous. Avec l’affaire Siné, ils se sont lâchés. C’est la même histoire qui continuait. Mais ça s’est lâché sans surmoi, avec une violence totale : “y en a marre, on peut dire que les Juifs sont ceci ou cela, toi Val, t’es un enculé de sioniste, on aura ta peau, connard, etc.”Cette inflammabilité est très perturbante.
Ne faut-il pas aussi veiller, en général et dans le cas particulier de Siné, à ne pas instrumentaliser ou banaliser l’antisémitisme en voyant des antisémites partout et notamment parmi ceux qui critiquent la politique d’Israël ? Evidemment, il ne faut pas voir des antisémites à tout bout de champ. Dans le cas de Siné, ça me paraît clair. Ceux qui considèrent que sa chronique n’a rien d’antisémite ne voient pas le lien entre Juif et argent. Et ils ne voient pas non plus la très étrange fin de sa chronique : il préfère une musulmane voilée mais jolie sous son voile à une juive laide et rasée. D’abord, ce n’est pas très laïc de sa part. Siné est un vieux dessinateur, plein d’expérience, qui sait parfaitement ce qu’il écrit et dessine. Moi, son dessin m’a fait penser à une juive déportée et j’ai trouvé ça très violent. De toute façon, Siné pouvait très bien lever les ambiguïtés de cette chronique et ça aurait été la moindre des choses. Et on n’en parlait plus.
« Siné a vu que tous ses copains allaient le soutenir et s’est dit qu’il pouvait faire un tour de piste en vedette. »
Il semble qu’il était prêt à le faire mais s’est rétracté quand vous avez voulu publier, à côté, un désavoeu de sa chronique par toute la rédaction. N’était-ce pas une erreur de votre part ?
Je lui ai demandé ses excuses un jeudi. Il était d’accord jusqu’au dimanche. Il a changé d’avis soi-disant parce que j’avais fait signer une pétition contre lui à l’intérieur du journal. C’est faux. Il y avait un communiqué de la rédaction qui trouvait sa phrase “regrettable”. Point. C’était pas grand-chose, les termes étaient mesurés, même affectueux, on ne condamnait pas Siné. Ce n’est pas pour ça qu’il a changé d’avis, mais parce qu’entre-temps, il a évalué le contexte et a estimé qu’il pouvait foutre le feu. Il a vu que Bedos, Onfray, et tous ses copains allaient le soutenir et il s’est dit qu’il pouvait faire un tour de piste en vedette. Et il l’a fait. Du coup, sa chronique que l’on pouvait estimer ambiguë l’était d’autant moins qu’il refusait de lever l’ambiguïté.
Vous avez un regret sur le déroulement de cette affaire ?
Si c’était à refaire, je recommencerais tout pareil, éternellement.
Vraiment, vous n’admettez aucune erreur de votre part ?
Ma seule erreur, je l’ai déjà écrit, c’était de ne pas avoir relu cette chronique et de l’avoir laissé passer. Je ne lisais pas la page de Siné. Je déléguais cette corvée au rédacteur en chef, Gérard Biard.
Cette affaire a-t-elle eu des conséquences sur os ventes ?
Ça va. C’est vrai, il y a des gens qui se désabonnent, qui m’insultent ou m’engueulent, mais on n’est pas là pour trouver un consensus flattant chaque lecteur.
Et en interne, comment a réagi la rédaction ?
Il y a eu du débat. Globalement, la rédaction a été solidaire, mais il y avait aussi parmi elle des proches de Siné. Ceux-là ont été traumatisés par cette histoire, ce qui se comprend. Ce genre d’affaire est clivante, c’est clair.
« Dire impunément du mal des Juifs, des Arabes, des pédés et des femmes, ce n’est pas ma conception de l’humour. »
Siné et ses supporters pensent que Charlie s’est assagi, appartient à la pensée unique, et que eux se font forts de véhiculer une parole libre.
Maintenant, ils ont un journal. On va bien voir ce qu’ils vont dire et qu’ils ne pouvaient pas dire dans Charlie. Je crois que beaucoup de gens ont une nostalgie de l’humour des années 50 où on pouvait dire impunément du mal des Juifs, des Arabes, des pédés et des femmes. Maintenant, c’est impossible, et on appelle cette impossibilité le “politiquement correct”. Moi, ce n’est pas ma conception de l’humour.
Cette affaire vous inquiète sur l’état inflammable de l’opinion. Ne peut-on pas y voir au contraire un signe de vitalité démocratique ?
Je ne sais pas. Peut-être. Je trouve quand même que chez mes adversaires, l’expression est beaucoup plus virulente et spectaculaire que chez ceux qui me soutiennent ou qui sont embêtés par cette affaire.
Beaucoup dans la gauche de la gauche pensent aussi que la démocratie n’est plus qu’une coquille vide qui sert de cache-sexe à la pensée unique ultralibérale et à l’axeaméricano-israélien.
Qu’ils aillent dans un pays non démocratique pour y exercer leur métier de journaliste. On vit dans des pays démocratiques qu’il est nécessaire de réformer pour les rendre plus libres, plus justes, plus cultivés… Mais faut quand même pas déconner, la France n’est pas la Corée du Nord. Ceux qui méprisent la démocratie ne savent pas ce que c’est que l’absence de démocratie, ce sont des poissons rouges qui en ont marre de l’eau.
C’est dur d’être aimé par des cons, le film de Daniel Leconte relatant le procès des caricatures, penche clairement de votre côté. N’aurait-il pas été meilleur et plus fort si les positions de vos adversaires avaient été mieux représentées ?
Oui, mais ils n’avaient que ça à nous donner, comme dans le procès. Ils ont sorti le père Lelong, un copain de Garaudy… Daniel Leconte a fait avec ce qu’il avait. Il a donné une bonne place à maître Spizner. C’est bien que ce procès soit fixé comme ça sur la pellicule, ça s’est passé comme ça doit se passer dans une société démocratique, avec du débat, des argumentations, sans recours à la violence. Il faut en savoir gré aux associations musulmanes qui nous ont assignés.
Comprenez-vous que des musulmans ou Arabes ordinaires aient pu se sentir blessés par les caricatures ?
Bien sûr. Mais ils vivent dans un état de droit, et même si les conditions d’intégration ne sont pas favorables, la majorité veut s’intégrer. Une émocratie, c’est un lieu de débat, où se profèrent parfois des chos qui ne plaisent pas mais auxquelles on doit répondre par du débat. C’est nécessaire que certains sujets conflictuels sortent, soient débattus, sans que personne ne se sente insulté dans son être. Sinon, on n’est plus en démocratie. Je ne suis pas insensible à la façon dont certains peuvent se sentir blessés, mais c’est une difficulté nécessaire du vivre ensemble.
Propos recueillis par Serge Kaganski