Stopper son activité artistique et le faire savoir pourrait bien être l’ultime doigt levé adressé au système. Alors que Maurizio Cattelan, qui professait la fin de sa carrière artistique en 2011, célèbre son grand retour à la Monnaie de Paris, deux artistes ont fait de ce geste une œuvre à part entière. Explications et rencontre avec Ludovic Chemarin ©.
On ne naît pas artiste, on le devient. Mais une fois cette condition endossée, peut-on aussi s’en défaire ? Être artiste, est-ce un état réversible que l’on peut décider de quitter comme d’autres partent à la retraite ? Dans la majeure partie des cas, la question ne se pose pas : certains continuent de créer jusqu’à leur mort, tandis que d’autres laissent les rouages bien huilés du monde de l’art reprendre en main leur destinée à coup de nouvelles rétrospectives, de publications et de changement de main des œuvres.
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Stopper net en revanche, ou du moins le déclarer publiquement, frôle le jamais vu. D’où l’ultime pied de nez du monde de l’art de la part du trublion Maurizio Cattelan, habitué des provocations méta-système, qui en 2011, après avoir accédé à la consécration ultime en exposant au Guggenheim à New York, déclara que c’en était assez. L’art, il en avait sa claque. Celui qui par le passé n’avait pas hésité à faire endosser à son galeriste un costume de lapin phallique six semaines durant ou à planter un gigantesque doigt d’honneur en marbre de carrare devant la bourse de Milan venait-il de réaliser son geste le plus provocateur à ce jour ?
Une provocation, une once de poil à gratter dans le col de chemise de l’institution, et en effet d’annonce : voilà bien la portée de son geste, puisqu’il signa cette rentrée son grand retour à la Monnaie de Paris, qui lui consacre la rétrospective Not Afraid of Love (jusqu’au 8 janvier). Et pourtant, ce revirement de situation n’enlève rien à la pertinence des questions soulevées. Si l’histoire de l’art est jalonnée d’artistes ayant détruit leurs œuvres à feu et à flamme, geste romantique suprême et chef-d’œuvre ultime, choisir de se retirer remet en question tout l’écosystème qui entoure l’artiste, son œuvre, la création de la valeur et les mécanismes de validation.
Plus encore aujourd’hui, à l’heure de l’hyperprésence plus ou moins forcée de l’artiste dans les médias et de la course à la production qui n’épargne pas le monde de l’art, préférer ne rien faire, tel un Bartleby des temps modernes, est peut-être la subversion ultime, retournant le fameux « It’s better to burn out than to fade away » chanté par Neil Young. Conscients de la charge critique de la disparition, deux artistes ont fait de ce moment une œuvre continuée : sous le nom de Ludovic Chemarin ©, Pierre-Nicolas Ledoux et Damien Béguet ont racheté le nom, la signature et les œuvres d’un autre artiste, Ludovic Chemarin, ayant choisi de cesser son activité alors même qu’il rencontrait un certain succès – disant refuser le jeu social nécessaire à toute carrière artistique. Pour Les Inrocks, Pierre-Nicolas Ledoux revient sur la portée de ce geste aujourd’hui.
Lorsque Maurizio Cattelan avait annoncé en 2011 cesser son activité artistique, comment aviez-vous interprété son geste ?
Pierre-Nicolas Ledoux – Comme un réflexe de protection de son travail et une provocation vis-à-vis du marché et de son économie personnelle. Ensuite, publier un magazine c’est aussi augmenter sa capacité à générer et à diffuser de l’art, peut-être plus qu’au travers d’une œuvre sanctuarisée dans les réserves d’un musée ou d’une collection privée.
Quatre ans après, il signe son grand retour avec la rétrospective Not Afraid of Love qui se tient actuellement à la Monnaie de Paris. Ce retour vous surprend-il ?
Pas vraiment. Maurizio Cattelan a toujours été un joueur qui impose ses règles, orchestre ses apparitions et ses disparitions. Peu d’artistes peuvent se le permettre. Il faut aussi souligner qu’il n’a rien de produit de nouveau pour cette exposition, ce qui lui confère une dimension d’achèvement – dans dans tous les sens du terme – ainsi qu’une une forme d’étrangeté pas désagréable.
Est-il fréquent pour un artiste d’arrêter en milieu de carrière ?
C’est assez rare. Au milieu des années 1970, l’artiste américain Raivo Puusemp a quitté le monde de l’art après avoir dissous juridiquement la ville dont il était le maire. Par la suite, il a revendiqué son geste comme une action artistique, où se mêlaient de façon radicale les registres du politique et de la vie privée hors du milieu institutionnel de l’art. Comme Maurizio Cattelan, l’artiste conceptuelle Lee Lozano a aussi quitté le monde de l’art pour y revenir ensuite à la fin de sa vie. Mais la plupart du temps, les artistes n’informent pas de leur cessation d’activité : ils se contente de disparaître, de leur propre chef ou non. Ensuite, l’exemple récent que je connais le mieux, parce que j’y suis directement impliqué, reste à mes yeux Ludovic Chemarin. En 2005, cet artiste annonce officiellement son retrait définitif du monde de l’art, alors qu’il remportait un succès et une notoriété croissants. Avec Damien Beguet, nous avons racheté son travail, son nom, sa signature et son image que nous exploitons depuis 2011 en tant que projet artistique, sous le nom de Ludovic Chemarin ©.
Distinguez-vous les artistes dont la production, à un moment donné, s’épuise et que l’on ne voit plus, et ceux qui proclament publiquement la cessation de leur activité artistique ?
L’effacement ou l’épuisement est sombre, terriblement romantique et en général très douloureux. En outre, il est rarement médiatisé, encore moins documenté. A cela, il y a des raisons : le monde de l’art est dominé par le marché et la spéculation où la faillite de l’artiste, comme la faillite artistique, sont des signaux bien trop négatifs et corrosifs. Seule la mort est vertueuse car elle vient clore naturellement la production d’un artiste d’une part, mais aussi sa capacité à nuire à son propre travail… Affirmer que l’on arrête sa pratique artistique, surtout si c’est un geste manifeste et revendiqué, c’est nécessairement envoyer au marché un message inquiétant. Et c’est surtout décider à sa place ; inverser un rapport de force et de valorisation sur lequel repose tout son système. Un geste difficilement acceptable, donc.
Revenons à votre projet Ludovic Chemarin ©. Comment est-il né ?
C’est une longue histoire. Nous avons conçu ce projet fin 2009 et avons rencontré Ludovic Chemarin un an et demi après – il nous a fallu du temps pour le trouver. Nous avions écrit un cahier des charges précis de l’artiste qu’il nous fallait, et beaucoup des artistes que nous avons approchés nous ont donné une réponse négative. Ils ne comprenaient ou n’acceptaient pas notre démarche. Nous étions dans le train avec Damien Beguet pour aller visiter la deuxième Biennale de Rennes lorsqu’il a pour la première fois émis l’hypothèse de contacter Ludovic Chemarin, que je ne connaissais pas mais dont j’avais vu deux pièces chez lui : des tanks en peluche installés sur le mur de son appartement. La solution à notre recherche se trouvait chez lui, sous ses yeux durant tout ce temps. Il l’a appelé et Ludovic lui a dit être justement à Rennes. Lorsque nous lui avons exposé le projet, il a immédiatement accepté. Il a cessé de produire des œuvres et d’être artiste car il trouvait le milieu toxique et inapproprié à l’engagement artistique et politique qu’il souhaitait poursuivre. Alors qu’il était exposé par la galerie Verney Carron à Lyon et avait fait l’objet d’achats institutionnels, il refusait le jeu social nécessaire à toute carrière prometteuse. C’était parfait pour nous.
Nos intentions avec ce projet sont multiples et opèrent à différents niveaux : plastique, juridique, critique, ontologique ou encore financier. Il s’agit pour nous d’interroger et de remettre en cause la temporalité, la légitimité et les systèmes de légitimation de l’œuvre, du geste, de l’auteur et de leur unicité. C’est un projet complexe dont les ramifications vont de l’écriture d’un contrat d’achat de marque ou du droit de reproduction du dessin d’une signature à la production d’œuvres spectaculaires, en passant par la réalisation de vidéos ou de performances. Cette réactivation participe de la même dynamique que le rachat d’une société, son développement et sa potentielle revente, sauf qu’ici, nous le faisons dans le système de l’art.
Comment le projet a-t-il été reçu – non seulement par le public et le monde de l’art , mais également par Ludovic Chemarin lui-même ?
Ludovic se porte bien. Avec le temps nous sommes devenus proches et à notre demande, il s’investit de plus en plus dans le projet. Pour l’exposition que nous préparons pour avril prochain dans le parc de l’Espace de l’Art Concret à Mouans-Sartoux, il va réaliser des pièces pour et avec nous. De même, au Frac Provence-Alpes Côtes d’Azur en juin prochain, dans le cadre de l’exposition qui sera consacrée à Ludovic Chemarin©, nous présenterons des vidéos et des performances dans lesquelles il est intervenu. Dès sa mise en place, le projet a suscité l’intérêt des institutions, et le public est très réceptif car nous présentons clairement le dispositif. Ainsi, nous montrons les contrats et de toute la documentation performée, les entretiens ou la biographie, aux côtés de pièces plus plastiques et plus conceptuelles. Certes, nous avons eu quelques retours négatifs de la part d’artistes qui nous ont accusé de caricaturer un système, et de le saborder alors même que nous en profitions. Ce qui n’a fait que renforcer nos convictions.
Dans un monde d’hyperprésence, la disparition serait-elle devenue un fantasme plus tenace que le geste punk (et plus courant chez les plasticiens) de la destruction de ses propres œuvres ?
C’est un monde qui génère des zones d’ombre, tout en permettant d’expérimenter sa vie sociale autrement, de travailler à plusieurs mains ou d’inventer de nouvelles situation. Nous avons acheté à Ludovic son image, que nous avons mis en scène en image officielle de l’artiste LC©, comme nous utilisons son image de personne normale. Il est donc en partie l’apparence physique du projet. Nous travaillons en duo mais LC© est aussi une plateforme où interviennent des critiques d’art, des historien de l’art, des vidéastes ou des photographes. Pour ma part je refuse le plus possible d’apparaître de façon physique et officielle, que ce soit pour ce projet ou pour mes autres activités artistiques. Ce n’est pas un fantasme, il faut juste être rigoureux et ferme. Ne pas avoir d’image est une stratégie de survie qui permet de laisser le travail occuper l’espace et le temps autrement dévolu à la personne. Pour cette raison, il ne s’agit pas pour tant pour moi de disparaître que de ne pas apparaître.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
Maurizio Cattelan, « Not Afraid of Love » jusqu’au 8 janvier à la Monnaie de Paris
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