Lors de son passage sur la scène de la salle Pleyel, le 14 février, John Cale projetait en toile de fond pour conclure le show une spirale hypnotisante, comme dans “Vertigo”. Un hasard ? Sûrement pas, tant sa musique et le film sont liés par la “spirale de la remémoration”.
Quand j’étais au lycée, à Trappes, on allait au cinéma le Grenier à Sel voir des films. C’est là-bas que j’ai découvert Sans soleil (1983), de Chris Marker, et c’est encore dans cette salle que j’ai vu pour la première fois Vertigo (1958), d’Alfred Hitchcock. Un jour, avec l’option cinéma du bahut, on a fait venir un type dont le nom m’échappe aujourd’hui, qui, je crois, dirigeait un centre de documentation, pour nous parler de ces deux films intimement liés et qui posaient la question de la mécanique du souvenir et de la mémoire.
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Je ne me souviens pas de la teneur des échanges entretenus avec cet homme érudit qui faisait des grands gestes, mais je me souviens très bien de sa façon de dire “spirale de la remémoration” un peu à la manière d’Eugène Saccomano. La “spirale de la remémoration”, c’est le terme qu’il avait trouvé pour évoquer la nature de ce motif cyclonique récurrent qui fait la marque du film d’Hitchcock, apparaissant jusque dans la coiffure de Madeleine (Kim Novak), et dont parle le narrateur de Sans soleil : “Il semble être question de filature, d’énigme, de meurtre – mais en vérité il est question de pouvoir et de liberté, de mélancolie et d’éblouissement, si soigneusement codés à l’intérieur de la Spirale qu’on peut s’y tromper, et ne pas découvrir tout de suite que ce vertige de l’espace signifie en réalité le vertige du Temps.”
Le 20 janvier dernier, John Cale, ancien compagnon de route de Lou Reed, sortait son nouvel album solo, Mercy. Il y a plusieurs façons d’appréhender cet objet labyrinthique : à l’aune de ses collaborations par exemple, puisqu’il s’agit d’un disque plein à craquer d’invités tous beaucoup plus jeunes que le vétéran du Velvet Underground (Weyes Blood, Actress, Fat White Family), et ainsi parler de transmission et de filiation. Une autre manière de s’en saisir serait de remonter la piste mémorielle, en suivant les traces laissées par le Gallois dans le sillage de ses chansons : Night Crawling nous emmène avec David Bowie dans le New York camé des années 70, Marilyn Monroe’s Legs (Beauty Elsewhere) invoque le fantôme de la star américaine et Moonstruck (Nico’s Song) celui de la musicienne allemande et voix du Velvet. À noter qu’aucun de ces morceaux ne cite les noms de Bowie, Marilyn ou Nico, et préfère rendre compte de l’espace, du temps, de l’atmosphère.
Au téléphone avec Big John en décembre pour évoquer la sortie de cet album dans le cadre d’une interview publiée dans Les Inrocks, nous arrivons à la conclusion que Mercy est ainsi moins un recueil de souvenirs, qu’une reconstitution du théâtre dans lequel ils ont été produits. À ce titre, le morceau Noise of You est le plus bel exemple : “C’est celle que je préfère, me dira-t-il. Elle me rappelle Prague, à la période de Noël, il y avait de la neige sur le sol”. Et c’est sans doute tout ce qui fait la différence entre une “spirale mémorielle”, descendante, dans laquelle il est facile de se noyer, et la “spirale de la remémoration” de mon vieil ami dont j’ai oublié le nom, d’où émerge quelque chose de neuf, toujours de l’ordre de l’intime. “On ne se souvient pas, on récrit la mémoire comme on récrit l’histoire. Comment se souvenir de la soif ?”, récite encore le narrateur de Sans soleil.
Le vieux Cale était de passage sur la scène de la salle Pleyel mardi 14 février, le temps d’un concert qui restera longtemps dans nos mémoires déjà récrites. Grandiose, émouvant, beau, le show s’est terminé avec, en rappel, une reprise remaniée et totalement rénovée du standard Heartbreak Hotel. C’est la marque des grandes chansons que d’être reconnues entre 1000, même arrangées différemment et remaniées en profondeur. En toile de fond d’ailleurs, projetée sur un écran, et ce n’est sans doute pas un hasard, une spirale hypnotisante tourbillonnait, comme dans Vertigo. De la mémoire de tous a surgit quelque chose aux contours un peu flous, qui croise, cette fois, l’intime et le collectif. Comme un vertige.
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