Présentée à la galerie Templon, l’exposition “Armors” met en scène les sculptures tissées par la chercheuse, costumière et artiste Jeanne Vicerial. À cette occasion, une monographie consacrée à son travail a été dévoilée, préfacée par le philosophe Emanuele Coccia. Nous les avons rencontrés.
Entre humain et animal, format miniature et gabarits colossaux, treize guerrières à la peau textile, construite d’immenses fils noirs, ont pris résidence à la galerie Templon. Imaginées par l’artiste venue du monde du design Jeanne Vicerial, ces sculptures interrogent la place des femmes et de leur corps dans le système patriarcal, n’hésitant pas à montrer leurs organes débordant de leur peau armure.
Chercheuse, mais aussi créatrice et artiste, Vicerial multiplie les expositions personnelles et collectives depuis la fin de sa thèse soutenue en 2019 à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs. Elle développe une œuvre protéiforme questionnant le rapport du corps au vêtement. Ce travail l’a menée à croiser le chemin du philosophe Emanuele Coccia, maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales et proche du designer Alessandro Michele. L’universitaire signe la préface du premier ouvrage dédié à son travail.
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Ils ont discuté ensemble de leur rapport à la mode, en tant qu’outil propice aux métamorphoses et au titre d’industrie.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Emanuele Coccia – Jeanne venait d’entamer sa thèse doctorale au SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche) dans le groupe Soft Matters , ça devait être en 2015. Puis j’ai suivi son travail mêlant art, théorie et pratique. J’avais été très touché par ses photographies mises en scène à la Villa Médicis pendant la pandémie (le projet Quarantaine Vestimentaire, ndlr.). Je me demandais : “D’où lui vient cette force incroyable ?”
Nous nous rencontrions régulièrement dans le cadre du réseau Culture(s) de mode, où des chercheur·euses doté·es d’approches et de points de vue variés échangent… Quand on rencontre Jeanne, c’est difficile de ne pas la suivre !
Jeanne Vicerial – Le réseau Culture(s) de mode a été propice à nos interactions. C’était un lieu important pour moi : j’avais 24 ans, je finissais ma thèse et je pouvais me sentir appartenir à une communauté. Avec Emanuele, c’est comme si nous avions constamment échangé – même sans le faire réellement. Pour l’exposition Armors, qui aborde le thème des métamorphoses, il m’a semblé évident de l’inviter (Emanuele Coccia a publié l’ouvrage philosophique Métamorphoses en 2020, ndlr.).
Emanuele Coccia – J’était très honoré de pouvoir poser des mots sur ses gestes et tenter de décrire ce travail qui, selon moi, prouve que la mode est la sculpture du corps. Pas simplement au sens métaphorique, comme on pouvait le dire en évoquant les pièces de Cristóbal Balenciaga, mais au sens littéral. Ici, le tissage est le corps même. Jeanne crée en un fil continu, un nouvel épiderme qui fait corps. Ce tissage, ce sont les organes et les muscles. À mi-chemin entre l’anatomie et le vestimentaire : elle montre qu’il n’y a aucune différence entre la manière dont les muscles se tissent et celle dont nous tissons la peau portative appelée vêtement.
Les formes finales sont à la fois des aliens et des animaux préhistoriques. J’adorerais voir une pièce de théâtre à partir de tes créations, Jeanne ! Il faudrait inventer une histoire avec une mise en scène, car ces figures restent dans la tête. C’est troublant. Elles ont des personnalités très fortes. Pendant que j’écrivais, je me demandais : “Mais comment s’appelle celle-ci, et celle-là ?”
“Je trouve cela magnifique d’avoir une œuvre “vivante” qu’il faut soigner”
Jeanne Vicerial – Le point de départ de cette série était un travail sur l’intérieur du corps : je voulais que ce soit des sortes de radiographies portatives, nous exposant à notre propre matérialité, ce qui peut être douloureux. Mais chacun peut y voir ce qu’il veut et laisser libre cours à son imagination.
Ce sont des humanoïdes, on ne sait pas trop. C’est un peuple que je découvre moi-même chaque jour. Leur odeur, leur voix… Elles sont en métamorphose constante – il faut leur apporter des soins, les coiffer. Un rituel qui prend plus de quatre heures parfois !
Emmanuele Coccia – Je trouve cela magnifique d’avoir une œuvre “vivante” qu’il faut soigner – comme un animal de compagnie !
Jeanne, votre travail est à la frontière entre mode, art et théorie. Est-ce une position difficile à tenir ?
Jeanne Vicerial – Parfois, c’est difficile, surtout avec cette obsession des cases. Je ne me définis pas vraiment. À la base, je suis chercheuse : j’ai eu la chance d’être la première boursière du parcours SACRe-PSL (l’École normale supérieure, ndlr.), qui consiste à mener une recherche via l’art et à répondre à une hypothèse théorique par une expérimentation pratique. J’ai donc exploré le rapport au corps et au vêtement, et pensé la machine de “tricotissage”, brevetée et mise au point en partenariat avec le département de mécatronique de l’École des Mines de Paris.
Je suis chercheuse pour certain·es, créatrice pour d’autres… J’ai élaboré la Clinique Vestimentaire, une institution immatérielle qui n’existait pas, un lieu flou articulant théorie, spectacle vivant… c’est ma propre case. Quant à la mode, c’est parfois compliqué d’être reconnue. Ma thèse questionnait les moyens de conception vestimentaire contemporains et proposait une alternative à la dichotomie entre sur-mesure et prêt-à-porter. J’expliquais que ce n’est plus au corps de s’adapter, mais au vêtement… Mais mes créations et mes propositions n’ont jamais été retenues par les concours dit de mode. En revanche, j’ai été accueillie à La Villa Médicis. J’ai sans doute alors pris un tournant…
Emanuele Coccia – Cela montre que les priorités dans la mode ne sont plus les bonnes. La création et la recherche devraient être au centre. C’est comme si on l’avait oublié, pour valoriser uniquement le commercial, le prêt-à-porter, les baskets et le parfum, délaissant le moteur : la libre expérimentation.
Certaines maisons de mode le font encore parfois – je pense au génie d’Alessandro Michele quand il était chez Gucci. De façon générale, l’absence de folie expérimentale témoigne, selon moi, d’une véritable crise. Aujourd’hui, une partie de la jeune génération refuse de s’insérer dans la filière mode telle qu’elle existe et invente de nouvelles manières de penser le vêtement qui la laisse libre – parfois proche d’un artefact artistique au plus fort sens du terme, mais commercial également.
Est-ce que selon vous, ce soutien à la jeune création est plus présent dans l’art ?
Emanuele Coccia – Aujourd’hui, c’est la galerie de Daniel Templon qui permet aux œuvres de Jeanne d’être visibles, achetées et conservées. De plus, il existe un énorme problème dans la mode : les collections de vêtements dans les musées ne sont pas à la hauteur, car il n’y a pas suffisamment d’argent pour pouvoir les collectionner et les conserver. En conséquence, il est impossible d’étudier la mode, parce qu’il n’y a pas de patrimoine accessible.
Jeanne Vicerial – Je prends l’exemple de ma robe épine dorsale, qui est mon premier prototype et a permis de breveter ma technique. Elle a été refusée à tous les concours de mode et commençait à être abîmée sous le coup des envois. Finalement, elle a été prise au CNAP (Centre national des arts plastiques), car je ne pouvais plus la conserver et m’en occuper dans mon atelier…
“Le vêtement est mon objet d’étude, et pourtant je ne le connais pas…”
Selon vous, quelle serait la définition d’un vêtement aujourd’hui ?
Jeanne Vicerial – Je suis hyper embêtée pour définir le vêtement en tant que tel ! C’est tellement changeant. C’est mon objet d’étude, et pourtant je ne le connais pas…
Emanuele Coccia – Je dirais que le vêtement est la seule chose qui fait qu’on se connaît tous. C’est aussi une manière de se découvrir soi, différemment. Les vêtements n’ont pas simplement une fonction traditionnelle ou utilitaire. Ils ne servent plus uniquement à marquer la classe sociale. Le vêtement de mode naît au moment de la fusion entre l’art et la vie. C’est l’artefact le plus universel, dépassant la classe, le genre, la géographie. C’est un cheval de Troie qui permet chaque matin de repenser sa présence au monde de manière totalement arbitraire, sans suivre l’âge, le genre biologique… Ce libre-arbitre permet d’exprimer quelque chose qui serait beaucoup plus nécessaire que l’ensemble des identités imposées par les institutions.
Je trouve que ce que dit Jeanne est très beau : “C’est mon objet d’étude, mais je ne le connais pas.” J’imagine que cela doit être l’expérience de chaque artiste du vêtement. À chaque fois, ce qui sort de leurs mains est différent. Et tu métamorphoses celui ou celle que tu habilles. Fabriquer des cocons, c’est ce que fait un créateur de mode. On critique souvent l’idée que la mode change, ce que je comprends. Mais la perspective du changement est essentielle dans la société. Si on supprime cette idée, alors on tombe dans l’uniforme…
Jeanne Vicerial – C’est drôle : quand j’étais petite, pour moi, le mot vêtement était associé à la notion de mensonge. En fait, je suis dyslexique, alors il y a beaucoup d’associations étranges dans ma vie ! Le vêtement, quand il permet de t’évader et de t’inventer, est une forme de mensonge dans le bon sens. Mais il peut également enfermer : au quotidien, je m’habille en noir, les cheveux attachés en arrière. C’est mon costume, qui n’a rien à voir avec ce que je porte dans ma vie. Ce qui est intéressant, c’est que chaque jour, il y a le risque de se planter : enfiler les mauvais costumes et passer une journée horrible, car on ne parvient pas à être la personne qu’on souhaitait interpréter.
Avant la thèse, j’ai mené des études en costumes, où j’ai appris la psychologie des personnages. J’ai découvert comment le costume devait venir aider l’acteur ou l’actrice – qui est physiquement un individu avec des complexes, qui doit devenir, incarner des personnages. Il faut pallier certaines choses et soigner l’égo. Roland Barthes décrivait cela dans son texte La Maladie du costume.
Emanuele Coccia – J’ai découvert tardivement que tu venais de la mise en scène et du costume. C’est comme si les gens les plus libres dans l’imagination de la mode étaient passés par là. La mère d’Alessandro Michele travaillait dans le cinéma…
Jeanne Vicerial – C’est une formation très dure. J’étais en réalisation : je n’avais donc aucune part de créativité. Je devais juste apprendre à refaire parfaitement la maquette. La technique est au centre – ce qui est important, car de nos jours, c’est parfois oublié. J’ai aussi appris la vie en atelier, appris à être humble, à être au service d’un projet global. J’ai fait le lycée Paul Poiret à Paris, qui dispose de la seule formation technique publique. Sinon, il faut se tourner vers le privé. De plus, les costumier·ères sont très dévalorisé·es dans la mode…
Emanuele Coccia – Ce sont pourtant eux les plus grands noms de la mode. Je pense à Christian Lacroix, qui a su allier force de frappe théorique et esthétique. Et quel savoir sur le vêtement…
Jeanne Vicerial – Je pense que ce sont les derniers vestiges du sur-mesure. C’est même de la démesure, car tu es au service d’une dramaturgie.
Emanuele Coccia – Je rebondis sur ce que tu disais sur la psychologie des gens, je trouve cela très important.
Jeanne Vicerial – La première chose que fait le ou la costumier·ère face à un·e nouvel·le acteur·ice, c’est de prendre ses mesures et d’entrer d’emblée dans son intimité. Il faut bien connaître les gestes, et discrètement prendre les mesures de l’entrejambe qui permettront de construire le pantalon. Tu es au plus proche des corps. Cela pousse à la confidence : chacun t’explique s’il transpire…
Emanuele Coccia – Ce qui est très beau, c’est que c’est une intimité à la fois anatomique et psychologique. C’est une posture qui invite à la sensibilité, alors que dans les défilés de mode, le mannequin est un individu universel, une figure très vague…
Jeanne Vicerial – Deux notions étaient très importantes dans mon travail de thèse : la psychologie du cœur et de l’esprit. Je m’explique : dans le sur-mesure, tu peux avoir affaire à quelqu’un qui demande quelque chose que tu vas juger comme étant laid. Mais cela ne te regarde pas. Et puis cette personne va vouloir quelque chose de dix fois trop grand, dix fois trop petit, mais c’est la vue de son cœur. Pour vraiment être bon·ne dans cet accompagnement, il faut être capable de faire des vêtements… La customisation proposée aujourd’hui n’est qu’une fausse solution. Elle oublie la psychologie.
Défendre l’idée selon laquelle la mode est un objet d’étude qui permet d’analyser la société, est-ce que cela provoque encore des sourires ? Il semble que l’image liant mode et théorie se normalise, et que du côté de la mode, les créateurs citent plus librement des philosophes, de Miuccia Prada à Jonathan Anderson.
Jeanne Vicerial – En 2015, il était difficile de trouver quelqu’un habilité à diriger ma recherche. Jean-François Bassereau et Aurelie Mossé, avec qui j’ai travaillé, fondaient le groupe Soft Matters qui compte aujourd’hui plus de douze doctorant·es. Une communauté s’est créée. Je pense également au rôle joué par Olivier Saillard, qui propose une nouvelle vision de l’histoire du costume et emprunte plusieurs prismes d’expression.
Emanuele Coccia – Je pense qu’il est important de ne pas avoir seulement un regard antiquaire sur la mode. Il faut inviter les créateur·ices dans les conversations. Leurs points de vue sont tout aussi importants que ceux des historien·nes… L’art est aussi quelque chose du présent. Dans la mode, Alessandro Michele a fait un travail fou. Dès son premier défilé, il citait des philosophes comme Walter Benjamin ou Michel Foucault dans les notes d’intention. Il prouvait que parler de mode ne pouvait plus se réduire à dire c’est frais, joli et printanier…
Il y a plus de dix ans, certain·es souriaient quand j’expliquais que je donnais des cours de mode dans des grandes institutions. Pourtant, l’année dernière, j’ai enseigné pendant quatre mois la mode à Harvard. Et le cours a rassemblé des personnes de tous horizons : les mathématiques, la chimie, le business, la littérature. L’engouement est bien là !
Aujourd’hui je milite pour la publication de la thèse de Jeanne. Je pense que la mode traverse la même transition que la peinture, la sculpture et l’architecture à la Renaissance. Considérées comme impropres, ces pratiques sont devenues artistiques car des peintres comme Alberti ont su théoriser leur pratique. Alberti a montré que faire de la peinture c’était combiner mathématiques, art, histoire. La thèse de Jeanne démontre la même chose pour la mode.
Jeanne Vicerial – Toucher à la mode avec une intention théorique provoque encore des moqueries. L’excuse de la frivolité a pendant longtemps produit une absence de théorisation qui aujourd’hui a mené à un aveuglement sur plein de processus et rapports de force, et nous voilà tous·tes devant un fait : la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde. Penser que la mode n’est que frivole a permis ça.
Propos recueillis par Manon Renault.
Exposition Armors de Jeanne Vicerial, jusqu’au 11 mars 2023 à la galerie Templon, Paris 3e.
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