Du disco des 70’s au récent Daft Punk en passant par Bowie et Madonna, Nile Rodgers a accompagné et souvent créé les tendances musicales. Rencontre avec un chic type dont l’autobiographie en VF a paru ce printemps et qui se trouve être l’un des contributeurs du prochain album d’Etienne Daho.
Pour quelqu’un qui a passé l’essentiel de sa carrière dans l’ombre des studios, ce doit être un changement radical de s’exposer de la sorte dans une autobiographie où vous ne cachez rien de votre vie tumultueuse ?
Nile Rodgers – J’ai toujours eu pour principe de dire la vérité. Et puis ce que je révèle, beaucoup de gens le savaient. Ce n’était donc pas une si grande affaire de parler aussi ouvertement de ma vie personnelle. Un ami qui ne m’avait pas vu depuis au moins dix ans m’a demandé un jour : “Mais où étais-tu donc passé pendant tout ce temps ?” Je lui ai dit que j’avais consacré le plus clair de ces dernières années à décrocher de la drogue. C’est là qu’il m’a dit : “Mais tu devrais écrire un livre !”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
Ce livre est-il venu comme un complément thérapeutique à votre cure de désintoxication ?
Pas d’entrée, mais par la suite, oui. Ce fut comme le prolongement de ma cure. En particulier quand il a fallu que je parle à ma mère. Quand je l’ai fait, ça a été fantastique. Au début, je cherchais seulement à savoir qui j’étais, d’où je venais. Je voulais aussi rendre hommage aux gens que j’aime.
Aviez-vous le sentiment que vous vous étiez perdu en chemin, qu’après toutes ces années à faire la fête, à prendre des quantités astronomiques de drogue, vous aviez besoin de vous enraciner à nouveau et que raconter votre propre histoire, revenir sur votre propre enfance vous y aidait ?
Oui, c’est bien là la démarche.
Et vous n’avez jamais eu peur de blesser certaines personnes en en révélant autant sur leurs habitudes ? Ce livre ressemble parfois à un film blaxploitation, entre Shaft et Superfly.
Il n’était pas fait pour blesser qui que ce soit. Le plus surexposé dans le livre, c’est moi. Quelqu’un m’a demandé comment ma mère s’était sentie en lisant les pages que je consacre à son addiction à l’héroïne. Je lui ai aussitôt téléphoné pour lui demander : “Eh ma’, comment tu te sens ?”… Elle était trop contente. Ma mère est géniale. Ma mère est fantastique. Elle est libre. Elle a commencé à se shooter à l’héroïne parce qu’elle pensait parvenir à faire décrocher mon beau-père en le ramenant progressivement vers l’abstinence. Sauf qu’elle a aimé ça… J’ai dû couper dans ce qu’elle m’avait raconté parce que c’était tellement dense et riche que ça aurait mérité un livre à part entière.
Ayant grandi dans cet environnement, pensez-vous que cela vous a donné une sorte d’autorisation pour vous droguer, ou bien est-ce d’avoir fréquenté le milieu musical très jeune qui vous a plongé là-dedans ?
Non. C’est définitivement une autorisation qui m’a été accordée dès mon plus jeune âge. La drogue n’était pas interdite dans ma famille, ce n’était ni un tabou, ni un péché. Il aurait été hypocrite de la part de mes parents de dire que “les drogues sont mauvaises” alors qu’ils en prenaient chaque jour. C’est moi qui, par exemple, nettoyais l’herbe qu’ils fumaient. J’enlevais les graines de la marijuana avant qu’ils ne roulent leurs joints…
L’écriture du livre a-t-elle été difficile ?
Le processus a été facile à mettre en place. Ce qui a pris du temps, c’est de vérifier chacune des informations. Par exemple, à New York, il existe un mythe autour du club Max’s Kansas City et de qui y a joué après le Velvet Underground. Dans mon livre, je raconte que ce mythe n’a pas vraiment lieu d’être. J’ai joué au Max après le Velvet et je n’en ai jamais fait toute une affaire. C’était la nuit même où le Velvet s’est séparé, j’étais avec mon propre groupe, New World Rising. Je sais que cette histoire n’a jamais été beaucoup documentée parce que nous ne sommes jamais devenus célèbres. Tout le monde dit que c’est Alice Cooper qui a joué après le Velvet. Non ! Alice Cooper a joué après nous !
Voilà qui dit bien à quel point vous étiez déjà au croisement des cultures, un pied dans la musique noire, un autre dans le rock’n’roll blanc…
C’est mon destin, ma vie. Ma mère noire et mon beau-père blanc se sont mariés en 1959. Même à New York, c’était assez avant-gardiste. J’ai grandi en pleine période beatnik à une époque où le jazz, le be-bop, le folk et le rock’n’roll se mélangeaient assez facilement. Quand j’allais à l’école, je pouvais croiser Bob Dylan, Peter, Paul & Mary ou Jimi Hendrix dans la rue.
Dans votre travail, il y a toujours eu un aspect conceptuel dont le coeur est ce que vous appelez dans votre livre le “DHM” (Deep Hidden Meaning), “le sens caché profond” d’une chanson, et un autre aspect purement hédoniste, comme si votre vie de nightclubbeur impénitent servait à nourrir le théoricien en vous. Etait-ce difficile de maintenir le bon équilibre entre les deux ?
Non. C’est très facile, et pour une raison simple : je n’ai pas besoin de beaucoup d’heures de sommeil. Au début de Chic, je pouvais passer mes nuits en boîte, sniffer de la coke, baiser comme un fou et réfléchir en même temps à de nouvelles chansons… C’est le secret de mon succès. Pouvoir tenir en équilibre entre ces deux réalités. Ce qui m’a permis d’écrire des chansons qui ont un son très identifiable, le son Chic, le son Nile Rodgers, mais dont aucune ne ressemble à une autre. Si vous écoutez I’m Coming out de Diana Ross (1980), Le Freak de Chic (1978), Let’s Dance de Bowie (1983), Like a Virgin de Madonna (1984), We Are Family de Sister Sledge (1979) ou Get Lucky de Daft Punk (2013), vous vous apercevez qu’elles ne se ressemblent pas. Elles sont toutes uniques et ce sont toutes des hits.
Il y a un moment décisif dans votre livre quand vous comparez votre situation à l’époque du Let’s Dance de Bowie à celle de Robert Johnson dans les années 30 quand il revient du crossroad après avoir pactisé avec le diable. Le crossroad étant évidemment ici à prendre comme ce lieu où se produit un échange symbolique et une transgression. Comme si vous aviez vous-même pactisé avec le diable en donnant à un artiste blanc, en l’occurrence Bowie, le secret de la musique noire…
Je fais référence à ce qui a suivi le succès de Let’s Dance. Le guitariste Stevie Ray Vaughan a été révélé par ce disque et il est mort quelque temps après. Le Power Station, où le disque a été enregistré, a brûlé, Tony Thompson le batteur de Chic et bien sûr Bernard (Edwards, bassiste et coauteur des titres de Chic – ndlr) sont morts. Il y a eu comme une sorte de déflagration tragique après le succès de Let’s Dance. Je ne pensais vraiment pas décrocher un tel succès, surtout en ayant enregistré l’album en dix-sept jours ! C’était comme si nous avions été le jouet d’une conspiration vaudoue !
Mais n’avez-vous pas le sentiment d’avoir transgressé une loi non écrite en révélant le secret de la musique noire à des artistes comme Madonna ou Bowie ?
C’est un fait avéré : quand des artistes blancs parviennent à faire de la musique noire aussi bien que les Noirs, ils obtiennent un succès phénoménal. Il suffit de penser à Al Jolson, Elvis Presley, Madonna, Rod Stewart, George Michael ou Bowie. Ça ne se vérifie pas toujours dans l’autre sens.
Michael Jackson serait en ce cas le parfait contre-exemple, sauf que lui est passé du noir au blanc…
Michael était un cas compliqué. J’ai beaucoup travaillé avec lui. On s’est connus à l’époque où il débutait avec les Jackson 5 et on est devenus très amis. Les gens disent même que dès qu’il me voyait entrer dans une pièce son visage s’éclairait aussitôt comme s’il était soudain ramené à l’époque de ses débuts et de l’innocence. Je regrette que nous n’ayons pas pu faire plus de musique ensemble. Nous nous entendions si bien. Il se sentait tellement à l’aise avec moi. Mais il était très compliqué. Quand nous avons fini de travailler sur HIStory (album à la fois rétrospectif et prospectif, comportant un best-of et de nouveaux morceaux – ndlr), il a commencé à évoquer très ouvertement sa vie privée. C’était un an avant son divorce d’avec Lisa Marie Presley et il me parlait déjà de sa relation difficile avec elle. Je ne lui demandais rien. C’est là que je lui ai proposé de venir se reposer chez moi dans ma maison de campagne. “Personne ne viendra t’embêter !” A peine avais-je dit cela que j’ai vu son visage se décomposer – la perspective de ne pas être embêté lui était intolérable. Michael ne pouvait supporter l’idée de redevenir anonyme. Il avait un besoin névrotique de l’amour du plus grand nombre, un amour qui s’exprimait justement par le harcèlement dont il était victime en permanence et dont il ne pouvait plus se passer.
Quel artiste vous aura posé le plus de problèmes en studio ? Madonna ?
Oh non. Avec Madonna, ça allait comme sur des roulettes. Diana Ross fut la plus difficile à produire. C’était l’époque de la campagne “Disco Sucks” (“le disco, ça craint !”) et c’était aussi le moment où Diana cherchait à relancer sa carrière. I’m Coming out, qui fut avec Upside Down un des plus gros succès de cette session, était aussi un clin d’oeil à la communauté gay qui commençait à sortir du bois. Et puis nous étions très jeunes à l’époque, 25 ans, et nous n’avions encore jamais produit un autre artiste. Alors, imaginez, une star du calibre de Diana Ross ! Ça faisait beaucoup de choses en même temps. Depuis, j’ai acquis… du métier (rires). Hier je dînais avec Etienne Daho avec qui je collabore sur deux chansons de son nouvel album. Quelqu’un a demandé à Etienne combien de temps il nous avait fallu pour écrire ces deux chansons et il a répondu “15 minutes” ! C’est comme ça que je travaille, à l’ancienne. J’entre en studio et bing, c’est parti mon kiki. C’est étonnant cette vision que vous donnez, car, pour bon nombre de producteurs, enregistrer un bon disque ne peut se concevoir sans conflits en studio… Il y a des conflits mais c’est au producteur de les résoudre à l’instant même où ils naissent. J’ai rencontré Quincy Jones à mes débuts et je lui ai demandé : “Quincy, quel est le secret pour être un bon producteur ?” Il m’a répondu : “Organiser les erreurs.”
Vous avez pendant une brève période de votre vie appartenu au mouvement des Black Panthers. Etait-ce là votre premier engagement politique et en avez-vous conservé certains des idéaux ?
J’ai appartenu à d’autres mouvements, mais les Blacks Panthers ont constitué un aboutissement. J’ai rompu avec le parti au moment où tout ça glissait dans le chaos. Eldridge Cleaver était en train de devenir fou et il n’y avait plus aucun leader pour prendre la relève. Nous nous sentions comme orphelins.
Avec Chic ou lorsque vous vous êtes mis à fréquenter la haute société du rock’n’roll, les Madonna, les Bowie, votre conscience politique vous taquinait-elle ?
Pas vraiment. Avec Bernard, qui n’était pas sur la même longueur d’onde que moi politiquement, nous avions convenu que la politique n’interférerait pas dans nos chansons. Avec Chic, j’allais donc faire passer le message de façon détournée selon le principe du ”double-entendre”, de la pensée cachée. C’était important pour préserver ma relation avec Bernard : moi, je voyais le monde à ma façon – celle d’un mec qui avait grandi dans un milieu bohème avec les critères moraux et les idéaux propres à la génération des beatniks et des hippies. Ce qui n’était pas du tout son cas. Mais on se comprenait et on s’aimait. Il disait souvent à sa femme que ce qu’il appréciait le plus chez moi, c’était ma liberté, mon ouverture d’esprit. Le fait que je sois ouvert et confiant avec tout le monde. Ça le bluffait complètement. Lui venait d’un milieu totalement différent, de Caroline du Nord, où quand vous étiez noir et qu’un Blanc vous croisait sur le même trottoir, vous deviez en changer ou descendre sur la chaussée. Moi je lui disais que mon beau-père était blanc, que mon oncle et ma tante étaient blancs et que tout ce qu’il me disait sur sa vie me paraissait vraiment bizarre. Quand j’allais dans ma belle-famille, je faisais shabbat avec eux. J’ai connu les chants sacrés juifs avant de connaître James Brown ! Ma mère parle yiddish !
Pourtant vous avez rejoint les Black Panthers…
J’ai adhéré pour des raisons découlant directement de ma condition de hippie ! Parce qu’il s’agissait plus pour moi de rejoindre une communauté qu’une idéologie. J’avais appartenu aux scouts quand j’étais gosse et pour moi les Black Panthers c’était un peu la continuité des scouts ! Notre vie au sein des Black Panthers ressemblait à n’importe quel autre groupe humain. On se réveillait le matin et on s’occupait du petit déjeuner. On est loin de l’image d’Epinal de mecs qui préparent des attentats. Ça, c’était les membres des Weather Underground qui s’en chargeaient.
L’idée que Chic ait pu servir de véhicule d’une pensée politique n’est pas exactement la mieux admise…
Avec Bernard, nous avons fait émerger une nouvelle forme d’expression de l’Amérique afro-américaine différente de celle du début des années 70 et de la blaxploitation où le cool du cool était d’être habillé comme un maquereau ou un dealer de dope. Là, il s’agissait plutôt de refléter l’émergence d’une classe moyenne aspirant au bien-être, à certains attributs de la bonne société blanche. Soudain, des Noirs se sont mis à sortir du ghetto pour aller travailler à Wall Street, c’était impensable, assez phénoménal. Je pense que Chic a fourni la bande sonore la plus expressive de cette évolution sociale et économique décisive.
De quelle manière la disparition de Bernard a-t-elle affecté votre manière d’écrire vos chansons, sachant que vous avez longtemps été indissociables ?
Il s’est passé un long moment entre la mort de Bernard et le moment où j’ai recommencé à enregistrer des disques. Avant ça, j’avais déjà travaillé sans lui sur certains des disques dont j’étais le producteur. Je pouvais déjà imaginer des lignes de basse intéressantes sans lui. En un sens, j’ai dû me mettre à penser comme lui, j’ai dû apprendre à être Bernard.
Comment votre collaboration avec Daft Punk a-t-elle pris forme ?
J’ai rencontré Thomas et Guy-Manuel il y a dix-sept ans. Nous nous sommes rencontrés juste après la mort de Bernard lors d’une party à New York. C’est là qu’ils m’ont dit qu’ils allaient lui dédier un de leurs albums. J’en fus évidemment très touché. J’ignorais alors à quel point ils étaient fans de Chic.
Pourquoi ont-ils attendu si longtemps avant de vous solliciter ?
Je crois que l’idée leur est venue après avoir réalisé la bande originale de Tron – L’héritage. C’est à partir de là qu’ils ont compris que travailler en studio avec d’autres musiciens pouvait marcher. Je pense qu’ils ont trouvé là le bon concept et la bonne formule.
De quelle manière ont-ils abordé l’enregistrement de Get Lucky et des autres titres auxquels vous avez collaboré sur leur dernier album ?
Ils m’ont dit : “Nile, essaie de penser comme si internet n’existait pas. Comment faisais-tu un disque au bon vieux temps ?” Et je me suis lancé en prétendant que la technologie dont nous disposions était limitée comme dans les années 70. Et je dirais que ce fut un peu la même chose avec Etienne.
Votre rencontre avec Etienne est-elle aussi ancienne ?
Oui. Elle remonte à plusieurs années. A chaque fois que je travaille avec des artistes, je veux deux choses : apporter cet esprit du passé que beaucoup cherchent à retrouver, et faire des économies. Je me suis toujours fixé comme objectif de réaliser des disques en tant que producteur qui soient en dessous du budget fixé. Madonna avait pour habitude de dire “Time is money and the money is mine.” J’essaie de respecter ça.
Il y a une évidente similarité entre la Chic Organisation telle que vous l’avez conçue avec Bernard à vos débuts et Daft Punk aujourd’hui. Ce sont, dans les deux cas, deux individus qui conservent un certain anonymat et qui produisent une série de morceaux sur lesquels des chanteurs interviennent. Vous ont-ils clairement signifié cette parenté ou est-ce le fruit du hasard ?
Pour moi, Chic est à Daft Punk ce que Roxy Music et Kiss furent à Chic. Un modèle. La source d’inspiration du concept de Chic se trouvait dans Roxy et dans Kiss et je pense que Guy-Manuel et Thomas ont élaboré leur propre concept en écoutant Chic.
Comment êtes-vous parvenu au gimmick de Get Lucky ? Vous ont-ils demandé un certain riff de guitare qui soit une réminiscence de Chic ?
Non, pas du tout. Ce qu’ils voulaient, c’est avant tout explorer le procédé, pas la musique, ce qu’ils auraient très bien pu faire avec un sampler. Ils voulaient approcher le mode de création tel qu’il existait avant le numérique. On ne commence ni avec une boucle, ni avec un sample. On commence avec une idée. Voilà la différence. Et de cette idée, vous arrivez à un morceau. Quand j’ai proposé une ébauche du morceau Get Lucky, Guy-Manuel m’a dit aussitôt que c’était trop compliqué. Quand je commence, je suis toujours compliqué, j’ai toujours en tête une trame que je dois purifier ensuite pour arriver à une essence. C’est toujours comme ça. Quand j’ai commencé avec Get Lucky, j’ai juste redéfini ma première idée, et c’est cette nouvelle définition qui leur a plu. C’est tellement naturel, tellement old fashion. J’ai toujours travaillé comme ça.
Vous travaillez volontiers avec des artistes français…
En effet… Claude Nougaro, Sheila & B. Devotion. Et récemment Daft Punk et Etienne Daho.
Etes-vous toujours aussi impliqué dans vos projets ou vous arrive-t-il de n’être qu’un mercenaire ?
Cela relève toujours de la collaboration, pas du simple contrat à exécuter… Il y a un gouffre entre Sheila et Daft Punk… OK. J’avoue. Avec Sheila, j’ai fait le mercenaire.
Livre C’est Chic (Editions Rue Fromentin), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Paulmont et Fred Collay, 288 pages, 20 €
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}