Avec “Rien à perdre”, Hanneli Victoire signe un premier roman percutant qui rend compte des expériences trans.
Il n’a que 25 ans mais déjà toute une vie de tentatives derrière lui. Tentatives pour s’extraire (de son milieu d’origine), se construire (une identité), créer (sa propre narration), qui l’ont mené très tôt vers la lecture et, avec une précocité presque aussi caractérisée, vers l’écriture. Hanneli Victoire a tenu un blog mode dès ses 15 ans, terminé un manuscrit à 16, lancé un traiteur anti-gaspi à 20, suivi des études de graphisme, organisé des soirées et créé une association queer, Pia Pia, assortie d’un média et d’un podcast, qui l’ont mis sur la voie du journalisme. Si sa plume s’exerce désormais sur Slate, Trois Couleurs, Marie Claire ou Les Inrockuptibles, Hanneli Victoire fait parler de lui en cette rentrée littéraire pour sa nouvelle incarnation, celle d’écrivain, avec un premier roman incisif et puissant, Rien à perdre (Éd. Stock).
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Un parcours de transclasse et transgenre raconté par le prisme de l’autofiction, une histoire de réinvention de soi qui s’inscrit dans les traces d’Édouard Louis ou Constance Debré, une ode à l’amitié sur fond de Chris et de Mylène Farmer, un périple queer de la campagne vendéenne aux soirées Wet For Me, Rien à perdre est un peu tout cela à la fois. Il est surtout l’acte de naissance littéraire d’une personnalité intensément (auto)déterminée qui, à force de chercher, a fini par trouver sa voie.
Rien à perdre nous donne accès au cheminement de ton narrateur sur son identité de genre. Quel en a été le point de départ?
Entrer dans le questionnement de genre, remettre en question les normes dans lesquelles on a évolué et l’on s’est construit·e, ouvre forcément la porte à une certaine fluidité. Cela ne mène pas toujours à la transidentité mais, dans le cas de mon narrateur, dont le parcours est aussi le mien, c’était une affaire d’apaisement. C’est difficile d’être tout le temps dans le questionnement, de ne pas trouver sa place. Ce roman parle de trouver sa place et son genre, même s’il ne correspond pas totalement aux attentes de la société. Moi, par exemple, je suis à l’aise avec ma définition et mes pronoms, mais je garde une voix assez claire et une apparence androgyne.
As-tu l’impression que cette identité est bien acceptée autour de toi?
Oui. J’ai la chance aujourd’hui d’évoluer dans un milieu très cultivé, féministe, queer. Toutes les rédactions avec lesquelles je travaille sont très au fait de ces questions-là. Ce n’est pas du tout le même sujet pour des gens qui évoluent dans des milieux professionnels beaucoup plus rigoureux, moins informés, ou des familles plus traditionnelles.
Une certaine fluidité se ressent aussi dans ton livre à travers les choix des pronoms. Comment as-tu envisagé le travail sur le genre d’un point de vue littéraire?
Jusqu’au dernier moment, on a fait des modifications sur la façon dont le personnage se genre au début et à la fin de son parcours, mais aussi dans ses flashbacks. Certains interviennent avant la transition et d’autres après, il a donc fallu se demander comment les genrer. Fallait-il, par exemple, genrer toute l’enfance du narrateur au féminin ou au masculin? Ce travail autour des pronoms a été une vraie question d’édition.
Tu écris que “les femmes de la campagne sont des hommes comme les autres”. Grandir à la campagne a-t-il joué dans ta perception du genre?
Certainement. Ni ma mère, ni aucune femme de mon entourage ne correspondait à celles des séries, de la télé ou des livres pour enfants. À la campagne, on ne porte pas de talons, on se maquille moins. On est très à distance des injonctions de la mode et de la beauté. Qui lit Elle, Grazia ou Vogue à la campagne? Personne! Et puis il n’y a pas de panneaux publicitaires. Dior et Chanel chez nous, tout le monde pense que c’est du parfum, personne ne sait que ce sont des marques de mode ! Beaucoup de codes qui sont perçus comme queer à la ville – du type avoir les cheveux courts, des tatouages, faire de la moto, aimer Johnny Hallyday-, sont des standards féminins à la campagne. Grandir dans cet environnement-là m’a sans doute inculqué une certaine fluidité dans la féminité, loin des normes bourgeoises parisiennes.
En parlant de ta mère, ce livre est aussi l’occasion de la réhabiliter, elle qui n’a jamais eu tes faveurs quand tu étais plus jeune. Le féminisme a-t-il joué un rôle dans ta manière de la regarder?
Bien sûr. Le féminisme permet d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe dans les foyers. Même avec mon père, un homme de gauche qui fait un métier féminin -instituteur-, on a grandi dans des schémas totalement stéréotypés. Ma mère a porté le foyer à bout de bras toute notre enfance. Ce travail totalement invisibilisé, j’en ai pris conscience plus tard en comprenant ce qu’était la charge mentale ou la charge domestique. Je me rends compte aussi que j’ai partagé beaucoup de moments avec mon père parce que lui, contrairement à ma mère, avait le temps de s’occuper de nous.
Si ton narrateur est très proche de toi, tu insistes sur le fait que Rien à perdre est bien un roman. Pourquoi est-ce important pour toi?
Je suis content d’apporter un récit sur les questions trans qui ne soit ni un témoignage, ni un essai, mais un roman sur quelqu’un qui fait sa transition sans que ce soit un problème. C’est primordial de sortir de ce narratif de la douleur, du rejet. Les jeunes ont besoin de ces récits, mais aussi leurs familles. C’est très important pour plein de parents qui sont déroutés par les questionnements de leurs enfants. Moi, j’aimerais beaucoup écrire un papier à destination des parents qui doivent gérer le coming out de leur enfant. Car beaucoup de personnes trans ont envie d’impliquer leurs parents dans leur transition, que ce soit dans le choix du prénom ou dans le parcours médical. La question de la famille est hyper importante, car personne n’a envie d’être rejeté.
Tu as récemment porté plainte contre Dora Moutot pour “injures et appels à la haine transphobe”. As-tu l’impression que la transphobie gagne actuellement du terrain? Comment se manifeste-t-elle dans ton quotidien et quel est, d’après toi, l’enjeu caché du militantisme anti-trans?
Plus nous sommes de personnes trans visibles dans l’espace public, plus nous sommes nombreuses à accéder à des métiers valorisés socialement et plus nous sommes exposées à de la haine transphobe. C’est assez proportionnel, je dirais. Il n’y a pas plus ou moins de haine et de rejet qu’avant, cela se manifeste de manière plus visible, plus violente et émane de personnes ayant de l’influence. Dans mon quotidien elle est assez minime, car j’ai de la chance d’évoluer dans des réseaux professionnels et personnels très bienveillants, même s’il ne passe pas une semaine sans que je reçoive un message malveillant sur Instagram. Mais de nombreuses femmes trans se font menacer, en ligne ou dans l’espace physique de manière quasi-quotidienne. On est à un point de l’histoire où la question du genre est enfin entrée dans le débat public, et questionne jusque dans les plus hautes sphères politiques. C’est une bonne nouvelle pour toutes les personnes trans, mais cela expose aussi à des oppositions très marquées de la part de prétendues féministes, alliées à l’extrême droite, qui en font une panique morale, tout comme la manif pour tous il y a dix ans sur le mariage homo, tout comme avant pour le PACS, pour l’avortement, le droit de vote des femmes, etc… Ce sont toujours les mêmes rageux·ses. L’Histoire retiendra leur haine et nous, notre dignité.
Ton livre parle aussi d’amitié et de faire famille autrement, “sans avoir la même gueule, les mêmes gènes moisis, les cancers meurtriers qu’on se traîne de génération en génération”. L’amitié est-elle indispensable, notamment pour faire face à ce genre d’attaques?
Oui, l’amitié est un thème primordial dans le livre, au-delà de la transidentité, de la campagne, des amours toxiques ou de la vie lesbienne et queer à Paris. L’amitié, c’est ce qui sauve la vie, on la sous-estime beaucoup trop, on n’en parle pas assez dans la fiction, dans les documentaires. La temporalité de l’amitié me fascine, on passe des décennies ensemble, on se voit évoluer, on assiste à la naissance d’enfants. L’amitié peut être éternelle, même s’il y a des hauts et des bas, des moments où l’on se quitte et où l’on se retrouve. Mes ami·es m’ont sauvé la vie et m’ont ouvert la porte à tellement de choses. Si je vais aussi bien aujourd’hui, c’est grâce à elles et eux.
Hanneli Victoire, Rien à perdre (Stock), 160 pages, 19 euros
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