Le quartet de Brooklyn, mené par Nick Chiericozzi et Mark Perro, a dévoilé début février son neuvième album. Une ode ironique et éjaculatoire au garage rock et à un New York qui n’a peut-être jamais vraiment existé.
Les temps ont-ils vraiment changé ? L’autre jour, lundi 6 février 2023, le musicien, producteur et ingénieur du son Steve Albini (croisé à la tête du groupe post-hardcore Shellac et aux manettes d’innombrables albums cultes de Nirvana, Breeders ou encore PJ Harvey) s’est fendu d’un thread sur Twitter dans lequel il affirmait d’entrée de jeu être “le genre de punk qui chie sur Steely Dan”, avant d’ironiser sur le fait que ce groupe étendard du son haute-fidélité pouvait passer trois semaines à se branler la nouille sur un riff de guitare calibré pour un lever de rideau du Saturday Night Live.
“Certains confectionnent, remanient, répètent consciencieusement […] pendant que d’autres font porter la responsabilité sur les autres en leur disant ‘refais-le’ jusqu’à ce que, par chance, ils soient satisfaits. Puis s’attribuent tout le mérite”, a-t-il poursuivi, en tentant une typologie en diptyque du perfectionnisme.
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Cette sortie vaudra à Albini, qui se classe implicitement dans la première catégorie, une vague de moqueries sympathiques sur les réseaux sociaux, quelques réactions d’approbation et une poignée d’indignations surjouées, façon de souligner le caractère ridiculement gratuit d’une telle prise de parole. Pour la défense des indignés, Dieu seul sait pourquoi Steve Albini a décidé de s’en prendre à Steely Dan ce jour-là.
Toujours est-il que la saillie, drôle, du sexagénaire s’inscrit dans une longue tradition de dénigrement systématique de ce que l’on appellera le soft rock ou “rock à papa” qui, depuis les années 1970 jusqu’à il y a une bonne dizaine d’années, exigeait que l’on se foute de la gueule de Supertramp, Fleetwood Mac, Kenny Loggins, Michael McDonald, bref, de tous ces groupes dont on utilisait les disques pour tester le matos hi-fi chez Conforama et contre lesquels se sont construits les punks et les plus bruitistes des formations rock (et très certainement Albini).
Et The Men, alors ?
À ce stade de l’article, vous êtes en droit de poser la question : quel est le rapport entre Steve Albini, Steely Dan et le nouvel album de The Men (qui semble être le sujet du papier) ? Pour le comprendre, il faut d’abord admettre que Steve Albini n’est pas totalement un vieux con, mais juste un type qui ne se fait pas à l’idée que Steely Dan et consorts soient ainsi réhabilités, ou plutôt pris pour argent comptant, par une partie de la jeune génération de musiciens qui n’a que faire des postures et des paroisses, et qui ne voit plus dans l’opposition au courant majoritaire une quelconque forme de transgression, ni même un moteur créatif suffisamment puissant pour être émancipateur.
“Great music will always be great”, nous avait susurré un jour Thundercat, en évoquant sa collaboration avec Michael McDonald et Kenny Loggins sur l’album Drunk, sorti en 2017. À ce titre, l’album Random Access Memories (2013), de Daft Punk, incarnerait sans doute aux yeux du pote Albini l’acmé de ce perfectionnisme honni par le musicien. D’autant plus que les références à Steely Dan y sont légion et que feu le duo casqué n’est pas étranger à cette “réhabilitation” du rock que les papas en chemises en flanelle écoutaient en boucle entre deux hits disco à la fin des années 1970.
Néanmoins, et c’est peut-être en cela que tout n’a pas complètement changé depuis les premiers émois musicaux de Steve Albini, le constat posé par ce dernier n’est pas dépourvu d’intérêt. Là où, en s’en prenant à Steely Dan, Albini fustige le geste clinique du soft rock fomenté, selon lui, par des metteurs en son en blouse blanche dans des studios transformés en laboratoire plus que par des musiciens (on a le droit de penser qu’il raconte des conneries, je trouve d’ailleurs que Steely Dan est un super groupe et j’écoute Georgy Porgy de Toto au moins une fois par semaine), certains pourraient établir une critique parallèle des conditions de production des disques des popstars d’aujourd’hui (relire l’excellent ouvrage de John Seabrook sur la manufacture de la pop).
Où se situe l’artiste qui touche des millions et dont le nom s’affiche en gros sur les billboards dans le processus d’enregistrement de son album, quand chaque titre qui constitue celui-ci est crédité d’une flopée de producteurs, songwriters et arrangeurs différents ? En d’autres termes : quelle est la part de l’artiste dans l’œuvre ? On croyait la question résolue depuis l’invention des studios, des musiciens de session et des producteurs omnipotents, mais la voir resurgir aujourd’hui est l’occasion de remettre le sujet sur le tapis.
Le titre est mensonger, cet article ne parle pas de The Men
Nous y voilà. The Men est donc un quartet rock mené par Nick Chiericozzi et Mark Perro, formé en 2008 à Brooklyn. Le groupe a sorti neuf albums studio, la plupart chez Sacred Bones Records, l’un des fleurons des labels indépendants made in New York fondé un an plus tôt. La musique de The Men, qui joue la carte de l’immédiateté, est souvent considérée comme “abrasive” et “noise”, mais l’œuvre des quatre de Brooklyn flirte autant avec le garage punk que le country rock, s’autorisant parfois même à enjamber les plates-bandes du psychédélisme. Pour la faire courte : The Men, c’est la rencontre des Yardbirds, de Jerry Lee Lewis et des Stooges, dans une boîte à partouze tenue par les Ramones, avec Big Star aux platines éclusant les compilations Nuggets.
La bande à Chiericozzi vient ainsi de sortir New York City, un neuvième album garage-punk éjaculatoire dont les dix titres tiendraient dans une fourchette de trente minutes, soit le temps canonique de l’urgence pour un disque punk, si ces gredins n’avaient pas eu l’idée de conclure avec un morceau à rallonge de plus de six minutes (le très beau River Flows, qui finirait presque par nous filer le mal de mer).
Je ne saurais dire si The Men est “le genre de punks qui chient sur Steely Dan” mais une chose est certaine, The Men est doté du genre de perfectionnisme qui parle à Steve Albini : une bande de types se réunissent dans un studio, éprouvent leur son sans jamais se dédire et ressortent de là avec un disque aussi fidèle que possible à l’idée que l’on peut se faire de l’urgence. Les contours craquent, les imperfections sont saillantes, mais ces types sont humains, après tout.
Dans les grandes lignes, The Men rappelle un peu les Mystery Lights, autre groupe installé à New York, signé chez Wick Records (imprint rock du label soul contemporain Daptone Records, maison, entre autres, de Charles Bradley et Lee Fields), qui carbure à l’analogique et à la prise live. Tiens, que sont-ils devenus, d’ailleurs, depuis la sortie en de Too Much Tension! (2019), leur dernier album ? Tout cela pour dire que le perfectionnisme, ce n’est pas la perfection. C’est ce que cherche à faire comprendre Albini, je crois.
New York n’existe pas
“La vérité, c’est que New York est un mythe, même pour les gens qui y vivent. Elle capte l’imaginaire. Elle est en changement perpétuel, si bien qu’elle ne reste jamais suffisamment figée dans le temps pour n’être qu’une seule chose”, me confiait Andrew Savage, canonnier de la formation new-yorkaise Parquet Courts, hérités de Television, The Feelies ou des Anglais de Wire. Et c’est sans doute pour cela qu’il faut prendre le nom du nouvel album de The Men avec des pincettes et une certaine forme d’ironie.
Simplement intitulé New York City, ce disque nous ramène au contexte d’émergence du groupe au mitan des années 2000, dans une ville en pleine ébullition, où des labels qui continuent de faire la pluie et le beau temps sur les scènes indie, tels que Captured Tracks (Mac DeMarco, DIIV, Wild Nothing), Sacred Bones Records ou encore Mexican Summer, ont poussé comme des champignons, ouvrant ainsi la voie à des centaines de musiciens trop contents de pouvoir enfin sortir de leur cave.
New York est alors au diapason de cette effervescence, les club pullulent, les groupes ont la place de s’exprimer et de rencontrer leur public. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est encore Andrew Savage (retrouver notre rencontre ici). Par ailleurs, la musique n’était plus seulement une affaire d’écoles, mais aussi d’ouverture et de décloisonnement (la faute aux blogs, à MySpace, au téléchargement illégal et à Internet de manière générale) : les Beatles vs les Rolling Stones, la fin des utopies sixties, le CBGB, la rupture punk du mitan des années 1970 – acquises à la cause du disco, du soft rock et des mastodontes de virilité perfusés au blues tels que Led Zep – puis l’arrivée progressive de l’après-punk. Bref, toutes ces considérations d’un autre âge ne se trouvaient plus au premier plan ou, du moins, ne se posaient pas en termes antagonistes. “Les gens ressassent le Velvet, Television, Talking Heads, le CBGB, mais c’était il y a un siècle, la ville n’est tout simplement plus la même”, rajoutait ainsi Andrew Savage.
Bien sûr, on trouvait toujours des types pour se foutre de la gueule des chemises de Vampire Weekend, de la laptop music ou des liens plus ou moins grossiers qui se nouaient parfois entre les sphères mainstream et indépendantes (pour Adam Green, on ne peut pas aimer Britney Spears et Television), mais de The Men à DIIV, en passant par Animal Collective et des formations plus hardcore telles que PC Worship ou Pharmakon, tous se sont forcément croisés à un moment ou un autre au cours de ces quinze dernières années.
Sans dire que tous ces groupes sont potes, ont les mêmes goûts, les mêmes trajectoires ou ne serait-ce que des idées similaires sur les choses, on peut affirmer qu’ils ont baigné dans le même magma créatif, bénéficiant de téraoctets d’informations musicales en vrac et sans préjugés disponibles sur Internet. Et le plus beau dans tout cela, c’est que ce télescopage d’influences et de références n’a jamais fait de la scène indie new-yorkaise une scène homogène. Un mec comme Peter Sagar, plus connu sous le nom de Homeshake, ancien clavier de Mac DeMarco, nous parlait par exemple de l’influence de Steely Dan sur sa musique, en se foutant pas mal de savoir s’il était contradictoire, de bon ou de mauvais goût d’en faire ainsi étalage.
Les flics new-yorkais ne sont pas malins
Le dernier album de The Men n’est jamais qu’un album de garage punk d’excellente facture comme il en sort de temps en temps, mais il encapsule toutes les considérations susmentionnées avec mordant et une dérision qui confine au génie. S’affubler d’un titre pareil quand on sait que New York est devenu le royaume du macchiato à dix balles, ce n’est pas nier que la ville a changé et s’enfermer dans le mythe du CBGB, c’est au contraire se foutre de la gueule du mythe entretenu comme on fait la poussière dans un musée après l’heure de fermeture. En leur temps, les Strokes avaient déjà épinglé la politique de tolérance zéro menée par le maire Rudy Giuliani avec le tonitruant New York City Cops, en 2001.
Pour se convaincre du caractère ouvertement taquin de The Men, il suffit de se passer God Bless the USA, morceau phare de l’album, dont le titre est le même que le God Bless the U.S.A. du country-rockeur Lee Greenwood, sorte d’hymne mièvre et ultra-patriotique à la gloire du modèle de vie américain (And I’m proud to be an American / Where at least I know I’m free / And I won’t forget the men who died / Who gave that right to me), qui a connu un regain d’intérêt après le 11 septembre 2001 et été utilisé comme hymne de campagne par ce gros con de Donald Trump.
D’une certaine manière, l’album New York City de The Men est à la fois une charge contradictoire contre toute tentative de glorification du punk et de l’indie rock et un coup de pied dans les couilles de Steely Dan (du moins, tout ce que représente Steely Dan, tel que Steve Albini le présente). Cet album se fout de tout et de tout le monde, et c’est par l’entremise du garage rock, réduit à sa simple fonction de support dynamique, que l’on doit ces trente minutes et des poussières de pure joie érudite et abrutie à la fois.
Ecoutez Steely Dan, écoutez The Men, foutez-vous de tout.
Album : New York City (Fuzz Club Records)
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