De Raf Simons à Antony Vacarello, les créateurs belges viennent occuper une place de plus en plus influente dans le paysage mode actuel. Mais trente après les fameux « Six d’Anvers », peut-on encore parler « style belge »? Reportage.
Dans une pièce où le silence règne, une dizaine de personnes s’affairent autour de ce qui semble être des costumes d’époque. Une jeune fille ajuste le col froncé d’une robe victorienne. Entouré de deux professeurs, un étudiant se lamente face à un corset qui gondole, au cours d’un échange mélangeant français, anglais et flamand. « On ne leur demande pas d’utiliser les tissus d’époque, mais le but de cet exercice est de leur apprendre à penser aux différentes strates d’un vêtement », explique Maureen De Clercq, professeur en design de mode.
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Hors du temps et du monde, nous sommes à l’Académie Royale des Beaux-Arts d’Anvers, prestigieuse école de mode belge à l’impressionnante liste d’anciens élèves: entre ces murs ont étudié, en plus des créateurs Martin Margiela et Demna Gvasalia de chez Balenciaga, les célèbres Six d’Anvers (Dries Van Noten, Ann Demeulemeester, Walter von Beirendonck, Dirk van Saene, Dirk Bikkembergs et Marina Yee) une série de créateurs issus de la même promotion qui contribuent dans les années 1980 à inscrire la Belgique dans l’histoire de la mode, offrant une vision complètement novatrice du vêtement.
Déstructurée, androgyne, à fort message, la mode belge s’exporte avec brio, s’inscrivant sans peine dans le mouvement minimaliste qui fait fureur dans les années 1990. Au cours des années, des créateurs belges sont nommés à des postes prestigieux au sein de grandes maisons : Martin Margiela officie comme directeur de la création chez Hermès de 1997 à 2003, tandis que le style de Raf Simons, créateur de mode formé en design industriel à l’école de Genk dans l’Est de la Belgique, séduit les maisons Jil Sander (2005-2012), Christian Dior (2012-2015), et tout récemment Calvin Klein.
Réalisme et durabilité
« La mode belge est une mode réaliste », estime Karen Van Godtsenhoven, commissaire d’exposition du MoMu, le musée d’art et de mode d’Anvers. « Ils connaissent parfaitement leur univers ainsi que la femme à laquelle ils s’adressent, et sont en phase avec la réalité. Ils restent créatifs, sans jamais crier ou ennuyer. »
Un réalisme aux multiples facettes, du style déstructuré de Martin Margiela aux créations foisonnantes de Walter van Beirendonck. « Le style belge est connu pour être assez androgyne, sombre, déstructuré… Mais regardez les motifs et les couleurs vives de Dries Van Noten ! » reprend Karen Van Godtsenhoven.
« Avec l’ouverture des écoles à l’international, on en vient à se demander si on peut encore parler de ‘créateurs belges’ au sens strict. Haider Ackermann, par exemple, qui est colombien et a étudié un an à Anvers, est considéré comme un créateur belge, alors que son style n’est pas classiquement belge. »
Dans toute leur pluralité, la spécialiste de la mode pense qu’un élément les rassemble avant tout : « En plus d’être très indépendants, avec une volonté de fer, chaque créateur a une très forte identité, à laquelle il reste férocement fidèle au fil des années. »
En boutique, cela se traduit par la présence sur le long terme de créateurs proposant une vision qui s’inscrit dans la durée. « La mode belge est une question de style, et non de tendances », explique Aude Gribomont, co-fondatrice de la boutique de mode bruxelloise Hunting and Collecting. « Les créateurs belges sont très reconnaissables : Christian Wijnants, Raf Simons, Dries Van Noten… Ils gardent leur ligne stylistique contre vents et marées. » Quitte à faire les choses à leur propre sauce : en témoigne le travail de Dirk Van Saene, présenté au sein de la dernière exposition du MoMu, qui trace sa route selon ses propres termes. « Depuis 30 ans, Dirk Van Saene fait les choses à sa manière », raconte la commissaire d’exposition.
« Il n’a pas de staff, est tout seul à la tête de sa maison, produit quand il veut et s’occupe lui-même des ventes. Il n’est pas responsable du salaire de 20 personnes, et c’est pour lui la seule manière d’être complètement libre dans la mode de nos jours. »
Des formations d’excellence
Cet état d’esprit visionnaire se cultive dès les années de formation. La Belgique compte deux prestigieuses écoles de mode, publiques – donc au coût d’études très bas – mais à la sélection très rude. A l’Académie Royale des Beaux Arts d’Anvers, sur 400 dossiers reçus, seuls 60 deviennent élèves en première année de bachelor. L’école, située au dernier étage du musée MoMu, ne compte que 140 élèves au total. L’Ecole Nationale des Arts Visuels de la Cambre, à Bruxelles, accueille actuellement une soixantaine d’élèves, du bachelor au master. Ces classes ultra réduites permettent un échange optimal entre élève et professeur : « Nous travaillons de près avec la vision personnelle de l’étudiant, que nous essayons de pousser au maximum », explique Maureen De Clercq de l’Académie d’Anvers. « C’est plus que simplement réaliser des vêtements, c’est une valeur qu’ils développent ici. » Le professeur en deuxième année de bachelor passe 12 heures par semaine en présence de ses élèves, et les accompagne à chaque étape de leur évolution créative.
Ici, pas de stages pratiques ou de cours de management – le but de la formation est d’avant tout connaître sa propre créativité, et savoir dans quelle direction l’orienter.
« Dès les premières années, on décèle l’étudiant qui aura une carrière de créateur, celui qui peut dessiner 200 versions d’une même veste et sera un super styliste, ou celui qui mettra brillamment en images sa collection et a clairement l’âme d’un directeur artistique, » décrit Pierre Daras, professeur en design de mode à La Cambre.
Dans les deux écoles, les étudiants, quelle que soit leur promotion, doivent présenter leurs silhouettes chaque année au cours du traditionnel défilé de fin de parcours – ce qui implique un travail effréné tout au long de la formation,contrairement à la majorité des écoles qui organisent seulement un défilé en fin de master. « De nos jours, les créateurs sont poussés à créer de plus en plus. On entretient une cadence de travail soutenue pour préparer les élèves à la réalité des maisons de mode actuelles. »
« La mode a besoin de créateurs visionnaires »
Bien que largement utilisé, le terme de « créateur belge » peut poser problème. Si le Géorgien Demna Gvasalia, fondateur de la marque VETEMENTS et désormais à la tête de Balenciaga, est rattaché à la création belge par sa formation à Anvers et ses années au studio de Margiela, le style ultra glamour d’Anthony Vacarello, Bruxellois récemment nommé chez Saint Laurent, empêche certains spécialistes de la mode de l’associer à la famille belge. Plus qu’un simple héritage, un état d’esprit ? « Quand les gens veulent me parler de mode belge, c’est toujours pour évoquer les fameux six d’Anvers », soupire Karen Von Gotsenhoven, la commissaire d’exposition du MoMu. « Et je leur réponds que c’était il y a longtemps maintenant ! Il y a de nouvelles générations et de nouveaux talents qui sont arrivés. »
Une nouvelle génération qui reste pourtant fortement influencée par l’héritage mode belge : « Cette approche très conceptuelle du vêtement, typiquement belge, a laissé ses traces dans l’inconscient et l’ADN des jeunes générations créatives », estime Pierre Daras de La Cambre.
« Martin Margiela et les Six d’Anvers ont quand même tout disséqué, remis à plat, recomposé, reformé… Fatalement, cela influence notre façon d’enseigner et de voir les choses. »
Cette créativité avant-gardiste apparaît comme un antidote à une industrie en recherche d’un nouveau souffle. « Je crois qu’il y a une réelle volonté de la part de l’industrie de changer certains standards », estime le professeur de l’Académie d’Anvers Maureen De Clercq.
« De nos jours, tout est basé sur la célébrité, Internet, qui porte quoi. Mais l’industrie cherche une réelle vision, et c’est justement ce dont disposent les créateurs à la formation belge. La mode a besoin de créateurs visionnaires », conclut-elle.
Exposition Rik Wouters et L’Utopie privée, jusqu’au 26 février 2017 au MoMu d’Anvers.
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